Le temps ajourné

Je découvre ce poème en ouvrant au hasard, le 9 février vers minuit, l’Anthologie bilingue de la poésie allemande (La Pléïade) que je serre précieusement dans ma bibliothèque depuis un an déjà. Il fait nuit noire sur le jardin, la tempête s’est calmée même si la pluie n’a pas cessé de la journée, et je suis frappé par l’éclairage puissant que les quelques mots de Ingeborg Bachmann projettent sur cette journée d’hiver.

Die gestundete Zeit Le temps ajourné
Ingeborg BACHMANN
 

Es kommen härtere Tage Des jours plus durs vont venir.
Die auf Widerruf gestundete Zeit Le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
Bald musst du den Schuh schnüren Bientôt tu devras lacer ta chaussure
und die Hunde zurückjagen in die Marschenhöfe. et repousser les chiens dans les fermes de la Marche.
Denn die Eingeweide der Fische Car les entrailles des poissons
sind kalt geworden im Wind. se sont refroidies dans le vent.
Ärmlich brennt das Licht der Lupinen. La lumière des lupins brûle chichement.
Dein Blick spurt im Nebel: Ton regard tient la trace dans le brouillard:
die auf Widerruf gestundete Zeit le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
   
Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand, Ta bien-aimée sur l’autre bord s’enfonce dans le sable,
er steigt um ihr wehendes Haar, il monte autour de ses cheveux mouvants,
er fällt ihr ins Wort, il lui coupe la parole
er befiehlt ihr zu schweigen, il lui ordonne de se taire,
er findet sie sterblich il la trouve mortelle
und willig dem Abschied et non réticente à l’adieu
nach jeder Umarmung. après chaque embrassement.
   
Sieh dich nicht um. Ne regarde pas autour de toi.
Schnür deinen Schuh. Lace ta chaussure.
Jag die Hunde zurück. Chasse les chiens.
Wirf die Fische ins Meer. Jette les poissons à la mer.
Lösch die Lupinen ! Éteins les lupins !
   
Es kommen härtere Tage. Des jours plus durs vont venir.

 

 

 

 

 

Austérité ou sobriété ?

Étrange et inquiétant aveuglement de nos gouvernants – à moins que ce ne soit pur cynisme, de mener une politique destructrice d’austérité1, qui vise à priver les citoyens des pays européens de l’essentiel, à réduire voire à supprimer ce qui rend la vie possible (le soin, les soins, l’éducation, la culture, la solidarité, …), plutôt qu’une politique raisonnée de sobriété, qui viserait précisément à réduire voire à éliminer tout ce dont nous n’avons pas absolument besoin, tout ce qui est superflu, qui n’est pas essentiel à notre vie. Chaque jour apporte confirmation de cet aveuglement, de cet égarement fatal, qui risque de nous conduire tous au désastre irréversible d’une violence sociale que plus aucune promesse ne pourra contenir.

J’ajoute plus tard [février 2015]: il est intéressant de noter que les mots ne sont pas innocents. En allemand, le mot Schuld est à la fois la faute et la dette. La dette est une faute à expier. Pas étonnants l’incompréhension, le choc culturel entre l’Europe du Sud – solaire – et l’Allemagne – protestante et rigoureuse.

Je note encore: Pierre Rhabi parle depuis longtemps déjà de sobriété heureuse. Mais bien sûr !

Retour à Torgau

Juin 2012. Je reviens à Torgau (Saxe). J’y étais au début de l’hiver précédent et j’avais eu envie de venir en été, revoir la vieille ville, le château, les bords de l’Elbe, le paysage de bois et de champs à perte de vue.

Jeudi matin. La route par Anvers, Eindhoven, Venlo aux Pays-Bas, puis Dortmund et Kassel; enfin Göttingen. Une étape.

Jolie ville, je m’y sens totalement dépaysé déjà. L’Université, quelques maisons anciennes assez remarquables, des clochers. Plusieurs bouquinistes et libraires d’ancien, auprès desquels il reste possible de faire des trouvailles. C’est bon signe. La ville universitaire alimente ce fonds, plein de petites curiosités.

Vendredi matin. La route vers l’Est. Je choisis de ne pas prendre l’autoroute et de traverser le Harz: collines, bois et landes à perte de vue, villages essaimés, maisons anciennes. Je m’arrête devant le château de Harzgerode. Le temple évangélique est immense et clair, avec trois étages de galeries qui en font un véritable théâtre. Je descends les pentes des collines vers la plaine. Longue traversée des bois de pins. Le soir, je suis à Torgau. Continuer la lecture de « Retour à Torgau »