L’exclamation

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer »  –  mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.

Cfr Bernard STIEGLER, Construire l’Europe I, p. 86-87

La confiance

C'est Isabelle STENGERS [La sorcellerie capitaliste, p.159] qui propose d'opérer une distinction entre "avoir confiance" - qui est de l'ordre de l'enthousiasme fusionnel - et "faire confiance", non en l'autre mais dans la relation possible. Cette différence me paraît intéressante à développer dans les relations à l'autre (dans la diversité), dans la mise en commun, ou en responsabilité partagée, en économie solidaire mais aussi dans le travail musical

Dans notre pratique amateur collective, nous sommes sans cesse sollicités pour renouveler cette confiance, qui crée la possibilité de l'accord- musical et humain, dans une pratique qui nous voit émotionnellement particulièrement exposés.

Ruach

Le mot hébreu Ruach a 4 significations : le sens original est « le vent » ; les sens dérivés : « nullité, vanité » ; « souffle de vie » ; « humeur, colère ». (notons le rapport entre le vent, le souffle et l’émotion).

Ruach est donc à la fois le « bruit de fond », le vent qui précède l’apparition de tout son élaboré, le chaos sonore ; mais aussi le souffle de vie, celui qui crée, et le vecteur de l’émotion primaire. Avec une connotation forte de vacuité, de nullité. Le chant, qui participe de tous ces sens à la fois et émerge du bruit de fond comme le son le plus élaboré, est aussi le vecteur privilégié des émotions. Son espace est intangible et vacant.

François CHENG (Dialogues avec F.Rey, p.32) présente cette vacuité, ce vide dans la tradition chinoise:

Le vide positif est donc à percevoir comme l’espace où se régénère et circule le souffle, le lieu par excellence où s’effectuent les transformations. Ni principe abstrait, ni catégorie vague, le vide est dynamique, intervenant au sein de la vie courante. Pour ce qui est du fonctionnement du souffle lié au vide, on distingue, à la base, trois souffles qui agissent en concomitance : le Yin (douceur réceptive), le Yang (puissance active) et le vide-médian. Ce dernier prend place lorsque le Yin et le Yang sont en présence ; il a le don naturel d’entraîner les deux souffles dans l’interaction, et par là dans le processus de la mutation réciproque. En ce sens, la pensée chinoise est résolument ternaire.

Le souffle est un mouvement circulaire, ininterrompu, qui englobe inspiration et expiration, comme un aller-retour pacifique. Il met le corps en contact avec la terre, comme si le rythme respiratoire du chanteur s’accordait au mouvement des choses et des êtres. L’air est à la fois l’aliment du chant et le vecteur de la vibration , qui est elle-même dans le corps – partie intégrante de son rythme (cardiaque et respiratoire), et à l’extérieur, comme onde vivante, multiple, en perpétuelle évolution.  

Le chant en consonance avec l’univers

Je note chez Bruno Pinchard:

La vibration est un aller-retour entre des termes, entre des extrêmes. Elle est un formant de la matière physique mais aussi une émotion d’une intimité absolue.

Façon subtile de signifier à la fois l’espace de partage émotionnel et l’échange vibratoire avec le monde qui nous entoure. Le chant est d’abord une transformation irréversible du silence – le monde d’après le son n’est plus le même, il a été transformé – physiquement, puisque l’on sait que, réellement, l’énergie libérée par un mouvement, une vibration infime de l’air (théorie du papillon : le rôle de la vingtième décimale dans la gestion des prévisions), peut modifier radicalement notre environnement. Le chant met aussi en mouvement (émeut) l’être intime, du chanteur et de l’auditeur.

Pinchard encore  (F.Culture, 25/11/04):

La musique est ce basculement par excellence, où l’on passe de l’extrême subjectivité à l’extrême objectivité. La musique nous délivre de ce que nous pourrions avoir de narcissique dans l’expérience intérieure .

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