Le regard-plume

Je termine 1797. Pour une histoire météore de Anouchka Vasak. Un objet délectable, aux éditions Anamosa – dont on ne peut que recommander le catalogue. En exergue de sa Conclusion, elle insère une superbe citation de Peter Handke (Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale).

Handke, dans sa propre traduction en français, conserve les mots et les locutions de l’allemand. Les voici – avec le plaisir de ressentir presque physiquement à l’énoncé, la finesse synthétique et tellement évidente de la langue allemande.

Tellement qu’on est près d’oublier – mais elle revient en force dès la fin de la lecture – l’extraordinaire poésie de cette liste de consignes pour observer les oiseaux !

MOI
Qu’est-ce qui est essentiel pour observer les oiseaux ?

L’INCONNUE
Le regard inné pour tout ce qui est dru – für alles was Flügge ist. Le regard-éventail. Der Fächerblick. Le regard-bordure. Der Säumblick. Le regard-bourrasque. Der Windwellenblick. Et avant tout, le regard-plume. Le regard pour tout ce qui est emplumé. Der Gefiederblick.

De l’innocence, s’il vous plaît

En suivant ma curiosité pour la littérature qui s’écrit en Suisse, j’ai ajouté un jour à mon panier d’achats un recueil de récits de Erica Pedretti, Combien d’aurores encore …, édité à Genève, chez Zoé. Un peu plus tard, et pour ajouter à la confusion, un roman qu’elle a publié aux Editions Ecriture à Paris en 1992, Valérie ou l’oeil profane. En me fondant, sans creuser plus avant, sur la consonance de son nom, j’avais classé ce livre à l’époque parmi les nombreux livres de littérature italienne qui remplissent quelques rayons de ma bibliothèque au deuxième étage. Ce qui explique aujourd’hui pourquoi j’ai mis autant de temps à le retrouver, puisque je savais – depuis longtemps déjà, que Erica Pedretti, si elle vit en Suisse depuis 1945, écrit en allemand. De plus, elle est d’origine morave, de cette Europe centrale brisée par les guerres qui ont bouleversé le continent sans discontinuer sur tout le 20e siècle.

Fin juillet 2013, j’étais dans la petite librairie de Anne Ceran, à Montolieu, l’Alcyon. Il faisait un temps d’été lumineux et venteux, comme le ciel peut amener parfois depuis l’Atlantique, en cette période de l’année, des successions de cumulus extraordinairement étagés, des orages puis des matinées d’ombres fraîches et chaudes à la fois de grandes claques éblouissantes de soleil. J’aime passer chaque année à Montolieu, et particulièrement dans cette librairie – la libraire est charmante, et j’y fais toujours des découvertes parfaites.

Le 31 juillet, je sors d’une pile le petit livre de Erica Pedretti paru en 1997 chez C.Bourgois, De l’innocence, s’il vous plaît (Harmloses, bitte). Moins de 100 pages, mais des pages d’un récit frappant, l’évocation troublante de ce qui serait une époque de guerre pour un enfant perdu. Le texte est extraordinaire.

Je l’ai laissé reposer pendant plusieurs semaines, feuilletant quelques pages, me promettant un moment d’attention et de disponibilité particulières pour le lire. Continuer la lecture de « De l’innocence, s’il vous plaît »

Le présent

Il y a deux ans maintenant, j’ai découvert – au hasard de cette première matinée passée dans la belle librairie de Pierre Landry [Préférences, à Tulle], Annie Dillard. D’elle, le premier livre que j’ai lu s’intitule précisément Au présent 1. J’ai été immédiatement séduit, émerveillé ensuite plus encore par la découverte du Pèlerinage à Tinker Creek, qui est une exploration sensible et déterminante de la nature, dans son inépuisable révélation. C’est aussi l’incessante question de notre présence à ce monde qui vit, sans nous, d’une étrange vie indéchiffrable.

Annie Dillard note déjà, dans Une enfance américaine, son éveil au monde présent. Voici ce passage. Continuer la lecture de « Le présent »

Le grand menteur

Jusqu’à présent, c’est comme si je n’avais pas eu le sens du mensonge. Mais je vais me mettre à mentir. Je crois que c’est très profitable à l’âme. Ils mentent tous autour de moi, très naturellement. (Enfant, j’ai menti. Nécessité momentanée, ça ne compte pas.)

Henri Michaux, Ecuador, p.49

J’ai longtemps été un lecteur assidu de Jean Giono. Je pense avoir collectionné tout ce qu’il a signé, à peu de choses près. J’aime chez lui cette habileté à nous mener à travers des récits elliptiques où les histoires familiales, les liens de parenté, les rancoeurs ancestrales comme les amours interdites, les itinérances à travers le haut pays provençal tissent de mystérieux entrelacs dans lesquels, délicieusement, il nous perd. J’aime tout particulièrement les soixante-dix pages du Bestiaire 1, où il est le plus merveilleux des menteurs. C’est là le plus grand recueil de mensonges et d’impostures – les Marginalia sont remplis de citations apocryphes, de pure imagination, mais géniales d’authenticité, à la marge, sur le fil, presque authentiques, avec juste ce qu’il faut pour instiller le doute, … et donner au lecteur un frisson délicieux devant tant de duplicité et de virtuosité à la fois, toutes deux nourries d’une profonde érudition doublée d’une insatiable imagination. Et j’aime à sentir, sous le mensonge, le plaisir évident dont Giono lui-même jouit à nous tromper … Sa propre jouissance étant sans aucun doute le moteur le plus puissant, comme on le sait.

Et Vassilis Alexakis lui aussi, dans un récent entretien, rappelle qu’il a toujours voulu, dès l’enfance, bien avant de se déterminer à être romancier, devenir celui qu’il nomme le grand menteur.