La panmuflerie

La panmuflerie: ce néologisme créé par Péguy pour désigner non pas tant la bêtise que l’intelligence technique du monde « et son infinie brutalité », une intelligence délivrée du « tact », du « scrupule envers ce qui n’est pas soi ».

Patrick Corneau, Suite brésilienne, in Conférence n°15 (2002), p. 87

En complément, je relève aussi:

Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence. Et ce qui abrutit les « inférieurs » abrutit du même coup les « supérieurs ». Car seul vérifie son intelligence celui qui parle à un semblable capable de vérifier l’égalité des deux intelligences. Or l’esprit supérieur se condamne à n’être point entendu des inférieurs. Il ne s’assure son intelligence qu’à disqualifier ceux qui pourraient lui en assurer la reconnaissance.

Jacques Rancière, Le maître ignorant.

Et dans ce petit chef d’œuvre qu’est La dame blanche (Christian Bobin):

L’intelligence n’est pas de se fabriquer une petite boutique originale. L’intelligence est d’écouter la vie et de devenir son confident.

La relation de soin

Le soin, le souci, l’attention, sont autant de notions qui résument une norme forte du rapport à l’autre; elles semblent porter en elles-mêmes leur signification morale mais, au-delà de cette évidence, il y a aujourd’hui un courant philosophique qui fait de ces notions, et tout particulièrement de la notion de soin, le socle d’une morale radicalement nouvelle, qui serait au-delà de la morale des règles, de la morale des responsabilités ou de la morale des vertus. L’enjeu est de placer, à côté de l’armature de la philosophie morale, une relation de soin fondatrice du rapport à l’autre et fondatrice du rapport à soi. A l’origine d’une morale, mais également d’une politique.

France Culture, émission du 22/11/2012, Monique Canto-Sperber reçoit Frédéric Worms (professeur à Lille III): Que veut dire une éthique du soin ?

La lettre au ministre

jeanne_moreauEn 2009 – il y a donc si longtemps ! – Paula Albouze, une citoyenne française, a écrit à un ministre de l’époque, disparu depuis lors de l’horizon politique, en charge d’un ministère qui a heureusement disparu lui aussi, une lettre qui a fait le tour de la toile. Elle a été présentée par A. Mnouchkine à la Cartoucherie, elle est lue ici par Jeanne Moreau. Si je la publie à mon tour, aujourd’hui, c’est pour qu’on se souvienne de cette lettre admirable. Elle rend justice à l’humanité. Aujourd’hui encore, la devise de la République, Liberté, Égalité, Fraternité, reste de l’ordre du projet. C’est pourquoi cette lettre est devenue intemporelle, son actualité ne se dément pas.

Ecoutez:

Parler avec les gens ?

RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.

Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.

« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !

Jean SUR, Le Marché de Résurgences, 31 mars 2006