Je suis né…

Je suis né dans une rue montante et droite, qui est rue de passage. Je suis né en donnant de la voix, plus fort qu’un autre enfant. C’est le seul souvenir qui soit lié à ce jour. Le récit de ma naissance veut aussi que mon père ait craint une substitution d’enfant dans ces chambres anonymes et que mon identité indiscutable n’ait été rétablie que par la voix un peu rude de ma grand-mère paternelle appelée à la rescousse de cette reconnaissance tardive.

Je n’ai jamais su si ce jour d’octobre avait été beau. La nuit était déjà venue et je suis entré dans un monde nocturne.

Langue d’ici

Jacques Derrida1 rapporte comment Adorno appelle à la vigilance – cette veille du veilleur infatigable – contre le narcissisme collectif d’une métaphysique de la langue.

Son plaidoyer devrait être exemplaire aujourd’hui pour tous ceux qui cherchent, dans le monde, mais en particulier dans l’Europe en construction, à définir une autre éthique ou une autre politique, une autre économie, voire une autre écologie de la langue ; comment cultiver la poéticité de l’idiome en général, son chez soi, son oikos, comment sauver la différence linguistique, qu’elle soit régionale ou nationale, comment résister à la fois à l’hégémonie internationale d’une langue de communication (pour Adorno, c’est déjà l’anglo-américain), comment s’opposer à l’utilitarisme instrumental d’une langue purement fonctionnelle et communicative sans pour autant céder au nationalisme, à l’État-nationalisme ou au souverainisme de l’État-nationaliste, sans donner ces vieilles armes rouillées à la réactivité identitaire à toute la vieille idéologie souverainiste, communautariste et différentialiste ?


Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas. Pas naturellement et par essence. D’où les fantasmes de propriété, d’appropriation et d’imposition colonationaliste.

J.Derrida, Apprendre à vivre enfin, p. 39

La différence

La question de la différence ne devrait pas se poser puisqu’elle va de soi. Pourquoi parle-t-on [aujourd’hui plus qu’autrefois ?] de la différence ? Comme si la non-différence, l’indifférenciation était la norme ? Alors que c’est bien la diversité qui est la norme du vivant. L’idéologie (noire/sombre… ?) de l’identité, du semblable, du similaire, celle de l’assimilation, du clone, a la vie dure. Le divers fait peur au lieu d’éveiller l’intérêt, de stimuler la création. Les organisations – organisations sociales, entreprises – sont, la plupart du temps, engagées dans la répétition du même. Elle est mortelle, l’incapacité de notre société occidentale à se regarder depuis un ailleurs, à s’envisager comme l’autre de l’autre. Le politique, les média, ont une très grande responsabilité sur ce sujet. Les conséquences en sont majeures – et désastreuses.  René Girard nous alerte: Là où la différence fait défaut, c’est la violence qui menace. (cité par Th.Fabre, Éloge de la pensée de midi, p. 83)

L’identité

L’identité, loin d’être figée, immuable – comme on tente de nous en convaincre sur le fonds entretenu d’une prétendue insécurité – est en perpétuelle construction, en permanent ré-agencement. Elle ne se construit que dans la communauté de nos échanges, dans notre rapport à l’autre comme dans l’approfondissement de la découverte de nous-même.

Voici quelques notes relevées sur ce point.

Faute1, par Michel Serres.

Serres est marqué sur ma carte d’identité. Voilà un nom de montagne, comme Sierra en espagnol ou Serra en portugais; mille personnes s’appellent ainsi, au moins dans trois pays. Quant à Michel, une population plus nombreuse porte ce prénom. Je connais pas mal de Michel Serres: j’appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne. Bref, sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent : les gens qui mesurent 1,80 m, et ceux de la nation française. Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites a est a, je suis je, et voilà l’identité; ou vous dites a appartient à telle collection, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique: le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons: identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, alors ? Je suis je, voilà tout; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale : erreur et délit. Continuer la lecture de « L’identité »