Langue d’ici

Jacques Derrida1 rapporte comment Adorno appelle à la vigilance – cette veille du veilleur infatigable – contre le narcissisme collectif d’une métaphysique de la langue.

Son plaidoyer devrait être exemplaire aujourd’hui pour tous ceux qui cherchent, dans le monde, mais en particulier dans l’Europe en construction, à définir une autre éthique ou une autre politique, une autre économie, voire une autre écologie de la langue ; comment cultiver la poéticité de l’idiome en général, son chez soi, son oikos, comment sauver la différence linguistique, qu’elle soit régionale ou nationale, comment résister à la fois à l’hégémonie internationale d’une langue de communication (pour Adorno, c’est déjà l’anglo-américain), comment s’opposer à l’utilitarisme instrumental d’une langue purement fonctionnelle et communicative sans pour autant céder au nationalisme, à l’État-nationalisme ou au souverainisme de l’État-nationaliste, sans donner ces vieilles armes rouillées à la réactivité identitaire à toute la vieille idéologie souverainiste, communautariste et différentialiste ?


Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas. Pas naturellement et par essence. D’où les fantasmes de propriété, d’appropriation et d’imposition colonationaliste.

J.Derrida, Apprendre à vivre enfin, p. 39

Scheldeland – Le pays de l’Escaut

Mon grand-père maternel, Pierre Clément, était originaire de ce pays de Sint-Niklaas (Saint-Nicolas), Waasmunster et Dendermonde, qu’on nomme le Pays de l’Escaut. Le fleuve déroule ses méandres dans un paysage de bocage et d’eaux dormantes. Les petits villages aux maisons basses, les sentiers, les levées de terre encadrent les bras morts de l’Escaut. Il n’y a que quelques ponts sur les grands axes, mais les localités riveraines commercent par un bac de passage, réservé aux piétons et aux cyclistes. Le fleuve respire au rythme des marées. C’est un pays fermé, préservé, étranger pour moi et pourtant infiniment familier et proche.

Un jour, dans le métro parisien, je suis tombé en arrêt sur une affiche qui publiait ceci:

Marcheur, ô sentinelle
qu’entends-tu de la nuit ?

Des crissements d’ancres Des
plaines de granges ouvertes sur l’eau

Marcheur, ô sentinelle nocturne
Quel est cet homme s’activant près du brasier ?

Frank VENAILLE, La descente de l’Escaut, poème.

Ce fut une révélation de profonde intimité entre ce texte et ce pays – magnifiquement célébré par Venaille.


Je note [septembre 2011], en écho de la strophe de Venaille: Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur, où en est la nuit ? (Isaïe, 21-11)

Je note, un peu plus tard, chez Mahmoud DARWICH: Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés / De guetter la lumière dans notre sel / Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure / N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ? [Etat de siège, 2002]


Je note encore [mars 2014], la toute dernière phrase du petit livre admirable dans lequel Christian Bobin témoigne de son admiration pour Antonin Artaud:

Qui peut veiller celui qui veille ?