Un homme à part

Ernst JÜNGER écrivait: Je n’ai pas un grand talent d’écrivain, pas même un talent moyen, mais je suis un homme à part.  [Soixante-dix s’efface (1986-1990), p. 298]

Quel est l’homme qui ne serait pas « un homme à part » ? Au moins, n’est-ce pas le rôle du pédagogue de faire apparaître cette évidence pour chacun ? Même un talent moyen fait un homme à part !

Et pourtant [je notais ceci le 8 août 2004] seul celui qui en a la pleine conscience – cette conscience de l’étrangeté de son rapport au monde, de la singularité de ce rapport, peut déclarer : je suis un homme à part. J’ajoute aujourd’hui: sans doute est-ce l’enjeu de la pratique artistique que de rendre évidente la position, la posture d’homme à part.

Mais « à part » de quoi ? De qui ? Il faut creuser et développer cette intuition, d’évidence.

Le Paradis

Christian BOBIN, dans ce livre magnifique consacré à Emily Dickinson (La dame blanche, p. 117), cite la poétesse américaine:

Chacun de nous prend le paradis dans son corps ou l’en retire, car chacun de nous possède le talent de vivre.

Et Anne PERRIER, en exergue de son très beau recueil La voie nomade (La Dogana, 1986), donne aussi la parole à E.Dickinson:

Et pour occupation, ceci:
Ouvrir bien grandes mes étroites mains
Pour ramasser le Paradis.


Christian BOBIN, encore lui, note avec justesse [La dame blanche, p.68]:

Le paradis est l’endroit où nous n’aurons plus besoin d’être rassurés.

Et Roger MUNIER, cité par P.A.Tâche [Carnets 1989-1990, in Conférence n°32, p. 98]:

Le paradis, c’est peut-être de n’être pas, le sachant. Inexprimablement le sachant.

L’artiste, le créateur, le spectateur

Pour être un artiste, il faut le talent, la chance, le travail. Mais c’est le spectateur qui fait l’art.

A l’occasion du Forum Culture Lille 2004 (La culture, une exigence collective, Lille le 16 décembre 2004), Jean-Pierre Vincent, comédien et metteur en scène, apportait cette précision: si le spectateur ne fait pas l’art, s’il n’est pas créatif, il est déçu. Il faut donc faire en sorte de laisser cette porte ouverte, pour que le spectateur soit un créateur.

J’ajoute que, dans la musique notamment, mais dans d’autres formes d’expression artistique, l’émotion est le vecteur majeur de cette possibilité.

J.P.Vincent ajoutait: il est important de ne pas faire de pédagogie. C’est l’art lui-même qui est pédagogue, et s’il apprend à comprendre, à se représenter le monde, c’est parce qu’il est un regard d’ailleurs, une folie, … Il faut qu’il reste cet ailleurs.

Nabil El Haggar, vice-président de l’USTL, poursuivait: la culture est une façon de comprendre le monde. Il y a beaucoup de gens qui veulent transformer le monde, mais peu qui font la démarche de le comprendre.

L’exercice de la culture est lié à l’exercice de la démocratie. La volonté de comprendre, de construire une représentation du monde, plurielle, venue d’ailleurs, en mouvement, est un préalable à tout exercice de transformation du monde (c’est mon commentaire).