L’exclamation

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer »  –  mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.

Cfr Bernard STIEGLER, Construire l’Europe I, p. 86-87

La marche des Marines

Où il est question du Paradis – et de ce qu’on y chante !

Dans le film de GODARD, Notre musique – 3e partie: Royaume III, le Paradis apparaît comme un jardin, une nature très verte, mais assez froide, peu accueillante. Il est occupé par des Marines américains en uniforme de parade (col marin, calot) qui gardent les limites du royaume, derrière une grille/un grillage plutôt, au bord de l’eau — qui doit être celle d’un lac dans lequel trempent les branches des arbres les plus proches. On entend la marche des Marines :  Les Marines américains/des États-Unis gardent les rues du Paradis. Un message qui se veut rassurant. Bigre !

En écho, Giovanni BORGOGNONE cite Robert KAGAN, dans un article très éclairant, publié par la revue Conférence (n°29, 2010) sous le titre « L’anti-européanisme des Américains »: Pour le vieux continent, la meilleure chose serait donc d’accepter le « prix du Paradis », c’est-à-dire la présence d’une Amérique forte et même hégémonique. 

Le Paradis

Christian BOBIN, dans ce livre magnifique consacré à Emily Dickinson (La dame blanche, p. 117), cite la poétesse américaine:

Chacun de nous prend le paradis dans son corps ou l’en retire, car chacun de nous possède le talent de vivre.

Et Anne PERRIER, en exergue de son très beau recueil La voie nomade (La Dogana, 1986), donne aussi la parole à E.Dickinson:

Et pour occupation, ceci:
Ouvrir bien grandes mes étroites mains
Pour ramasser le Paradis.


Christian BOBIN, encore lui, note avec justesse [La dame blanche, p.68]:

Le paradis est l’endroit où nous n’aurons plus besoin d’être rassurés.

Et Roger MUNIER, cité par P.A.Tâche [Carnets 1989-1990, in Conférence n°32, p. 98]:

Le paradis, c’est peut-être de n’être pas, le sachant. Inexprimablement le sachant.

Le désir

Dans notre pratique artistique amateur, en tant que pratique collective, j’oppose depuis longtemps la logique de désir à la logique de plaisir. Les « usagers » d’un service réclament leur dû, en mesure de satisfaction (ne sont-ils pas des « clients » ?). Par contre, les « praticiens » – j’emprunte ces termes à Bernard Stiegler – en sont eux-mêmes les acteurs, mis en mouvement (« motivés » au sens propre) par leur désir. Avec des « usagers », il n’y a pas de création possible, et le plaisir reste mercenaire et compulsif (Jean Sur a ce mot: le « tout-à-l’ego »). Avec des « praticiens », tout est réalisable.

Gilles DELEUZE, dans les entretiens qu’il a eus avec Claire Parnet1, évoque le désir. Il dit notamment ceci : le désir ne s’applique pas à une personne, à un objet. Plus encore: je ne désire pas un ensemble, mais dans un ensemble.Tout désir coule dans un agencement. Désirer, c’est construire un ensemble, un agencement, une région. Il évoque Proust: ce n’est pas une femme que je désire, c’est le paysage qui l’/qu’elle enveloppe.

Les deux aspects me sollicitent : d’une part, l’agencement, l’ensemble; d’autre part, au-delà de la métaphore, la spatialisation, l’ancrage dans un « paysage ».