Nous écrivons la nature

Cees NOOTEBOOM relate [dans Hôtel Nomade, p.105-121] sa rencontre avec Tim Robinson, mathématicien, cartographe, chroniqueur et peintre, qui a passé douze ans de sa vie dans les îles d’Aran 1, à répertorier les usages, les coutumes, les musiques, les saisons, les paysages, les sentiers, les rochers remarquables, les ruines, les églises magiques, le bruit de cailloux roulés de la langue gaélique, … 2 A la toute fin de ce petit récit, Nootebom cite Robinson. La citation est en tous points remarquable. Elle ouvre une perspective inaperçue sur notre rapport à la nature. Voyez plutôt.

La nature ne sait rien de nous et ne se préoccupe pas de nous. Ce luxe de métaphores que nous avons inventées pour les appliquer à la nature n’est ni plus ni moins qu’une tentative de communication avec la réalité non humaine, tentative vouée à l’échec. Le seul sens qui soit, c’est nous, tout ce que nous lisons dans la nature, c’est nous qui l’avons écrit, nous composons un écrit si grandiose et si polyphonique que, lorsque nous reconnaissons nos propres phrases, nous ne les reconnaissons pas comme écrites par nous.

Ce n’est qu’un début

Regardez ceci: Ce n’est qu’un début

Il y a quelques jours, quand j’ai placé cette bande-annonce, je pensais ne pas y ajouter un seul mot. Parce que ce film parle de lui-même et n’a besoin, je pense, – au moins pour ceux qui l’ont vu – d’aucun commentaire. Et puis, j’y reviens aujourd’hui, parce qu’il me semble important de dire à quel point ce film, l’expérience qu’il relate, me semblent exemplaires. Certains ont pu dire que « ça, ce n’est pas de la philosophie ». J’aimerais qu’on me dise alors ce qu’est la philosophie, toute philosophie possible quand on a 3 ou 4 ou 5 ans, et qu’on ne sait rien de la vie, mais déjà tout. Ces enfants sont extraordinaires, pense-t-on d’abord. Mais non. Ils sont tout simplement des enfants ordinaires à qui on apprend à parler, à penser, à écouter. Qu’est-ce qui nous manque donc, à nous, pour que nous soyons aveugles à ce point ? Qu’est-ce qui manque à ceux qui nous gouvernent, de quelle taie sont-ils aveuglés pour ne pas voir l’évidence ? Ce film est lumineux, absolument lumineux, tellement lumineux qu’il en est éblouissant. Et il a tout simplement le mérite de nous montrer que c’est nous qui ne savons plus ce que c’est, la philosophie. Je me prends à rêver: si nous redevenions capables de comprendre que là est le début du sens, le début de la vie !

Un des effets de la philosophie, si elle est correctement enseignée, c’est la capacité de voir au travers de la rhétorique politique, des arguments fallacieux, des duperies, du fumisme, du brouillard verbal, du chantage par l’émotion et de toutes sortes de chicaneries ou de fausses apparences.

Isaiah Berlin en toute liberté, Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, p. 49

Écouter le monde

(…) Les trois hommes [Proust, Freud et Spinoza] apportent précisément le maillon qui manque, dangereusement, au bel énoncé liant interpréter le monde et le transformer: l’écouter. Écouter la musique des êtres, leurs rêves, leurs angoisses, leurs combats. Leur refus de se laisser asphyxier par le monde de la valeur. « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre », écrit Spinoza dans son Traité de l’autorité politique. Entre interpréter et comprendre, il semble n’y avoir qu’une nuance. Elle est décisive, c’est toute la différence entre signification et sens.

Max DORRA, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?, p. 285