L’état du réel

Ce conglomérat d’objets et de circonstances que nous avons coutume d’appeler « le réel », et qui conditionne aussi bien nos pensées que nos comportements, ce réel donc, n’est ni stable ni immuable. Cette précarité détermine et conditionne le phénomène poétique dans son principe même.

Il n’est pas nécessaire de rêver, d’être ailleurs, ni même de s’abîmer dans les gouffres de la métaphysique, pour se trouver soudain au coeur du flux des sentiments, des sensations, des souvenirs et des désirs qui irrigue toute parole poétique. L’imperceptible transformation qui modifie, de seconde en seconde, l’état du réel y suffit largement.

Gil JOUANARD, L’eau qui dort, p. 9

La poésie est résistance

Dans une émission de l’été, sur France Culture1, Erri DE LUCA, parle de son recueil de poésie, Aller simple (Solo andata).2

Erri De Luca nous explique: La poésie a été la plus forte machine de résistance du 20e siècle, pour ceux qui n’avaient foi en aucun dieu.

Il raconte un épisode – qu’il considère comme fondateur, pour lui-même – de la vie d’Anna Akhmatova : elle est dans une file en attendant de pouvoir rencontrer son fils qui est en prison. Une femme se retourne vers elle avec un visage sur lequel était passé le 20e siècle avec la charrue. Elle demande à Anna : Ça, vous pouvez le décrire ? Et Anna répond : Oui, je peux.

C’est ça la poésie ; la responsabilité qu’elle se prend, par la bouche d’Anna, de répondre au « ça » de cette femme et du vingtième siècle.

L’indicible

J’entends par « indicible » le bleu du ciel cet après-midi, par exemple : c’est une expérience assez simple, celle d’un brusque manque de langue au moment où vous avez le plus envie de parler. (…) Je n’aurai pas capté ce bleu : ce sera pour un autre jour. Il ne s’agit pas d’inspiration, seulement d’être momentanément conducteur, pour laisser passer à travers soi et le réel et la langue. Peut-être fallait-il une situation légèrement différente, avec un peu plus de poids du réel, et une moindre surveillance de langue… Un début de fatigue, ou d’ivresse ? Étranges moments où l’on sait qu’un poème aurait pu s’écrire en déplaçant un peu les réglages intérieurs. Mais on ne sait ni quels réglages ni comment déplacer…

Antoine EMAZ, Cambouis

A de très nombreuses reprises, dans ses romans, André Dhôtel semble faire le même constat : Continuer la lecture de « L’indicible »

Jean FOLLAIN

Dans Tout instant, ce recueil admirable, d’une langue précise, limpide, semée parfois d’images surprenantes, comme des pépites dans une rivière aux reflets étonnants, Follain évoque – à travers les objets – le temps (perdu) de son enfance, celui d’un monde disparu. L’image de la faïence ébréchée, du bol brisé, des fragments de vaisselle est la métaphore de ce recueil de fragments, de textes courts, souvenirs, éclats du temps. Le discours interrompu, l’évocation d’un instant, rendu soudain extraordinairement vivant par une annotation, un mot, un geste, précisément inscrits dans un souvenir incarné.

(…) J’ai peur qu’il ne tombe de mes mains …

(…) Il arrive que la vaisselle tombe des mains des femmes.

(…) le plat s’écrase à terre, montrant sa cassure sombre.

Pourquoi alors avoir le sentiment que le monde est merveille ? Est-ce parce que la servante est belle ? (…) Continuer la lecture de « Jean FOLLAIN »