Juliette, encore

En janvier 2010, Juliette Binoche était sur France Culture, dans une série d’entretiens qu’elle accordait à Jérôme Clément1. Je trouve toujours absolument remarquable la connaissance qu’elle a de son art, la compréhension de son métier. C’est une des artistes les plus intéressantes que je connaisse.

Dans le premier entretien – celui du 4 janvier, elle parle de la volonté, cette volonté de bien faire, … Elle dit: Cette volonté doit être cassée. Parce qu’on n’avance pas qu’avec la volonté, on avance aussi avec les laisser-faire, avec les arrêts, avec les brisures. Et là aussi, on a besoin de l’autre pour nous arrêter.

Et un peu plus loin: L’écoute, ce n’est pas une maîtrise. L’écoute de l’autre, c’est se laisser porter ; même s’il y a une négociation interne avec le désir qu’on a de soi et le désir de l’autre, mais cette négociation est magique quand il y a synergie, … qu’on ne sait plus qui crée quoi.

Le retrait, la dépossession

Jean SUR, Marché de Résurgences, XXXIX

Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique: les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mis en scène, ou plutôt mis en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques.

Dans le travail musical aussi, dans cette création sans cesse renouvelée, la rencontre n’est possible que dans un mouvement de retrait et de dépossession de soi. C’est aussi le long apprentissage du lâcher-prise. Mais c’est encore l’affirmation que la création n’est possible que parce que chaque chanteur, chaque musicien accepte de laisser de la place aux autres. Et d’abord à soi-même, comme autre de l’autre. Ce qui renvoie à cette absolue nécessité du centre, de cette stricte et puissante individualisation dont je parle par ailleurs, sous le titre de La confrontation créative.

Il y a des manières d’illustrer cette idée-force, de la mettre en pratique, notamment dans la mise en espace du chœur, dans la mise en scène, je dirais plutôt la « mise en vie » par l’intervalle, par la distance, par le vide. Physiquement, en chantant loin l’un de l’autre, dans la distance qui sépare et l’écoute qui relie, mais aussi métaphoriquement, en travaillant sur les intervalles, à la fois comme « accord » et comme séparation/polyphonie/polyrythmie.

Ne rien faire … ?

Une façon de comprendre le « lâcher-prise », dans la perception chinoise de l’efficacité. C’est une approche féconde pour le travail musical, et singulièrement le travail vocal.

François JULLIEN, dans sa Conférence sur l’efficacité, p. 53, explicite ce qu’on doit entendre par le « non agir »:
Ne rien faire mais que rien ne soit pas fait, ou encore Ne rien faire de sorte que rien ne soit pas fait.

Le boum & le hey

Cynthia Loemij, danseuse de la Compagnie Rosas, expliquait que le geste qui fonde le travail de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker est simple et s’illustre en deux interjections : le « boum » et le « hey ».

Le « boum » marque la battue, le point d’impact, le rapport au sol, à la terre, mais aussi à la mort, au « lâcher-prise ».
Le  « hey » est le cri de l’envol, de la posture aérienne, et symboliquement le mouvement de la vie.

Ces deux interjections ne s’illustrent pourtant pas dans un geste, mais s’expriment dans le souffle. Il y a là une belle analogie avec le travail du chanteur : dans le chant, le mouvement d’expiration – qui est celui de la profération, de la mélodie, du cri, … est un geste actif, tandis que le moment de l’inspiration correspond à la détente, à l’ouverture, il doit être le moment parfait du relâchement et de l’inactivité. Et non l’inverse. Le « boum » est donc inspiration, détente du ventre, du visage, reprise d’élasticité et retour vers le sol, ce qui est « en bas » ;  le « hey » est lié à l’expiration active, c’est le chant qui s’élève, le dessin aérien par excellence.