Les camps

En 2012, premier voyage en solitaire vers l’est de l’Allemagne : j’en ai dit un mot. C’était la première fois que je prenais cette route que j’ai parcourue ensuite avec bonheur chaque année. Anvers, Eindhoven, Venlo, le passage encombré de la Ruhr, ensuite se laisser filer sur une route de crête vers Kassel, puis le détour par Göttingen. En 2012, je suis allé jusqu’à Torgau, puis retour par Leipzig, Naumburg et Weimar, Erfurt, Eisenach, … Cette année-là, j’ai gravi l’Ettersberg pour me rendre à Buchenwald. C’était un lundi, je m’en souviens parfaitement, le musée était fermé mais le camp était accessible au visiteur. Le choc fut immédiat et inoubliable : l’entrée passée, un panorama extraordinaire se déploie sous mes yeux, le plus beau paysage du monde, de champs, de prés, de forêts qui dévalent la colline et déroulent infiniment jusqu’à l’horizon embrumé une campagne magnifique. Comment concilier le souvenir de l’humiliation, de la torture et la mort avec un espace aussi splendide ? Je suis broyé par l’émotion.

En 2017, ma route d’Ouest en Est croise à nouveau au large de Nordhausen. Cette fois-ci je sors de l’autoroute et me mets en quête du mémorial du camp de Dora-Mittelbau.

Il faut une bonne demi-heure pour trouver, au détour d’une route touristique, un embranchement relativement confidentiel qui me mène à travers une campagne anonyme de pavillons et de jardins vers l’entrée du camp, au pied de la colline qui abritait les tunnels où étaient installés les ateliers de montage des V2. Plus de 20.000 personnes sont mortes ici, d’épuisement et de maladie. Je monte à travers le souvenir des emplacements de baraques, dans le bois. Les troncs d'arbres portent une étrange moisissure couleur rouille ou sang séché. Mais dans le silence - il y a peu de visiteurs, et ceux qui sont là ne parlent qu'à mi-voix -, les oiseaux chantent à perdre le sens.

J'arrive au crématoire. Il n’y a été installé que tardivement, quand les corps trop nombreux ne pouvaient plus être envoyés à Buchenwald, ni être brûlés en plein air. J’hésite à y entrer: que puis-je trouver sinon une émotion factice, la déception de voir un lieu nettoyé, restauré, qui aurait perdu toute intensité ? Et puis ce que j’y découvre me stupéfie. Juste à côté des fours, les bureaux des kapos étaient décorés au pochoir, comme des chambres d’enfant. Des fleurs, un soleil souriant. Même dans la salle où l'on entassait les corps avant de les enfourner, les murs avaient été mis en couleur, avec ce liseré soigné autour des chambranles, cette réserve avant le plafond. Comme une ambition de confort bourgeois. Je prends des photos. Glaçant.

J'ai froid, le soleil est soudain voilé. Je m'en vais.