La vie moderne

Le dernier ouvrage de Raymond Depardon, La vie moderne, à la fois me comble et éveille en moi une irrépressible nostalgie. Dès les premières images, je me suis dit: je voudrais être là, dans ce paysage magnifique, sur cette route, devant cette vallée. J’ai un souvenir très précis du Pont de Montvert, où je me suis arrêté avec des amis, à l’étape d’une longue route entre le Tarn et les Alpes. Pourquoi ce pays marque-t-il aussi fortement ?

Les portraits de Depardon

Les portraits de Depardon sont magnifiques: on ne sait plus très bien si c’est son œil, sa façon de filmer, son interrogation attentive, lente, pleine de silences, ou si c’est la personnalité de chacun de ses interlocuteurs qui ouvre l’image d’une telle façon. Dans chaque portrait, il y a des regards qui nous transpercent, qui passent au-delà de nous, au-delà de ce temps qui est le nôtre. Est-ce la lumière ? est-ce l’angoissante avancée du temps ?

Ce film m’a fait souvenir d’un très beau reportage de Jean-Marc Lobbé: l’Ecorchien, du nom d’une ferme du Morvan où vivaient trois frères célibataires. Même silence, mêmes regards, même sentiment du temps qui est passé pour jamais.

Il y a quelques années, j’avais écrit des textes courts sur certaines de ses photos. En voici quelques-uns.

Seigneur, pourquoi est-ce si décisif de chercher
ce qui a disparu et de glorifier ce qui disparaît
comme si ce pardon à la mort éclairait tout ?
A.Dhôtel
 

Dans le respect et la gloire de ces hommes muets.

Nous ne léguons rien.
Nous n’aurons pas de descendance.

Rien que la poussière accumulée sur tant d’objets qui ne sont déjà plus des souvenirs, qui ne rappellent plus rien qu’eux-mêmes, leur poids si léger, à peine leur modeste usage, leur désuète présence dérisoire.

Nous avons eu le souci de conserver tout, absolument tout.
Nous avons bien fait : on ne sait pas, on ne sait jamais — et aujourd’hui rien ne nous reste que ce capital imaginaire.

Nous ne ferons pas de testament.

Des fils

Des fils, pas des pères.
Fils de cette terre, de cette maison. Fils ensemble – mais toujours séparés, hostiles, de la même mère.
Des fils seulement, pas des pères.
Pour ne pas briser le trop fidèle silence de la fratrie muette.

Tendresse

Et nous avons connu pourtant la tendresse des mains.Et nous avions pourtant

ces mains de tendresse

autour de nous.

Nous ne verrons pas la mer et peu nous importe…  Qu’aurions-nous su de plus ?

Notre mer à nous est cet horizon moutonnant de prés enchâssés par ces haies fumantes de mouches dorées et d’abeilles, en plein été.

Notre mer à nous, c’est le ciel de Hollande que nous ne connaissons pas et qui nous apporte pourtant les grands éclairs d’ombre et de soleil mêlés sur un pays d’arbres et d’eau vive.

Nous ne savons rien du paysage. Il est toile peinte et artifice, loin d’ici.
Nous ne savons que le poids de la main sur la terre et la boue qui colle aux pas.

Et ce pays proche qui bruit sourdement d’un murmure étrange de sources et de broussailles habitées.

Repos

Labeur et repos, labeur encore, inscrit sur le visage, dans la chair, dans la vie de chaque jour, la vie qui n’en finit pas, …

Retraite, repos dans la maison, sur le lit, devant cette table, devant le poêle, …

Ce repos n’est même plus la lente reprise du souffle, le regain de souplesse dans les mains crispées sur les manches d’outils, comme au temps où les outils étaient encore à nous.

C’est l’engourdissement douloureux du corps désœuvré, surpris.
C’est la stridence muette dans les oreilles blessées par ce silence soudain des bras et des jambes.

C’est déjà un autre monde.

Nous serons comme les débris
des objets de terre : plus jamais
un tout, peut-être
une lueur
dans le vent.

Reiner Kunze