La fraternité

Dans ma vie, je me suis battu pour une égalité, pour une liberté, mais la fraternité ne peut se conquérir. C’est un don, elle vient à l’improviste (…). Elle existe, elle a existé, je l’ai goûtée.

Erri De Luca, Le plus et le moins, p.133

Bel hommage à cette fraternité, si souvent oubliée, laissée pour compte, comme si de facto, elle allait suivre la marche de la liberté et de l’égalité, et qu’il ne fallait donc pas s’en occuper. Dans notre monde en lutte(s), si la fraternité est donnée, je considère qu’elle est première. Liberté et égalité naissent d’elle, elles sont ses filles. Et jamais l’inverse, comme on le pense trop souvent. Toute notre attention, toutes nos forces, tout notre soin iront donc à la fraternité. Aujourd’hui – en 2016 – nous en sommes, hélas, si loin !

Être en esclavage

Que nous nous trouvions un jour en esclavage peut arriver.
Il n’y a qu’une chose qu’il faut éviter à tout prix: devenir esclave.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

J’ai noté, il y a longtemps déjà, d’une lecture de Günther ANDERS, son explication de l’asservissement aux théories du nazisme : comment, pour créer un peuple d’esclaves (pour mettre une population en esclavage), il suffit de lui désigner une race de « sous-esclaves ». Ce mécanisme établit une hiérarchie dans laquelle les esclaves deviennent des « demi-dieux » et perdent toute appréciation, tout jugement sur leur propre condition.

[On connaît aussi déjà la citation de Aldous Huxley: La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient même pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.]

Tout ceci est d’une actualité qui, si elle n’a rien de surprenant, n’en reste pas moins consternante.

Et, en écho, Jean SUR [68 for ever]:

Tisser et retisser l’étoffe de sa vie, avec le tissu qu’on a, les moyens qu’on a, le talent qu’on a: quoi de plus modeste, de plus silencieux, de plus libre ? Mais le fil de ce tissu conduit aux autres et, de proche en proche, tisse et retisse le monde: quoi de plus large, de plus ambitieux, de plus nécessaire ? Ces deux ailes de notre vie, le sentiment de nous-mêmes et le sentiment du monde, la société dans laquelle nous risquons d’entrer – ou plutôt la société que nous sommes en train de commettre – veut nous en mutiler pour nous immobiliser à son service. Tout le monde sait et éprouve désormais que le délire de compétition, l’hypocrisie puritaine, la normalisation intellectuelle, le conformisme médiatique, la confiscation de l’éducation par l’utilitaire, la mercantilisation de la culture y concourent à leur manière. La brutalité de cette agression et son caractère universel ne doivent pourtant pas nous faire oublier que son succès n’a rien d’inéluctable. Ce n’est pas seulement du fait de son extrême habileté que la tyrannie multiforme dissimule autant qu’elle le peut sa violence, s’entoure de précautions et de séductions, feint de solliciter l’adhésion plutôt que de l’arracher par la force. Bien réelle, cette habileté n’est que le signe d’une faiblesse structurelle : à l’inverse des précédents, ce totalitarisme nouveau ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes. 1 Cela le met évidemment en grave contradiction, puisque la prétendue objectivité des mécanismes économiques se montre entièrement dépendante de l’adhésion qui lui sera accordée ou refusée. On sait toutefois d’expérience que les totalitarismes s’arrangent assez bien de ces contradictions théoriques, et que ces consolations cérébrales ne font qu’ajouter un alibi supplémentaire sur une liste déjà longue.

Au milieu des livres

Je sais bien qu’il y a dans le vaste monde des choses plus belles que les livres, plus heureuses et plus dignes d’un homme ; et je ne serais pas un homme si je ne désirais pas sortir de cette prison de l’encrier, et de jouir un peu de la vie, moi aussi ; au moins de la fraîcheur de l’air et du souffle de la douce liberté, si tout le reste m’est refusé. Sinon qu’il est inutile de parler de ces choses-là. Vous les aimez tout comme je les aime ; d’un amour sans effet ni qualité propres, qui passe à travers toutes les heures de notre journée et n’en remplit aucune, monotone et assidu, insignifiant comme l’écoulement même du jour. En attendant, chacun doit penser à la part qui lui est échue par le sort ; et puis, au fond, que toutes se valent ; et, du reste, qu’on ne peut faire mieux. Quant à nous, si le destin nous a donnés aux livres, contentons-nous d’eux. Même dans la petite chambre, au milieu des livres, il y a place pour vivre, c’est-à-dire pour aimer et souffrir.

Renato SERRA, Scritti, 1958

Le fraudeur – le fou

eugene savitzkayaJe n’avais pas ouvert un livre de Savitzkaya depuis de très nombreuses années. Pourquoi ? tout simplement parce que, avançant sur d’autres chemins, je ne l’avais croisé nulle part. Je découvre ces dernières semaines, avec un très grand bonheur de lecture, son dernier livre: Fraudeur [éditions de Minuit]. Et j’ai le plaisir de l’écouter parler, répondre à nos questions, se découvrir, le 15 mars dernier, dans la salle de la Médiathèque de Lomme.  Passionnante rencontre !

Il met en lumière notamment le personnage du fou – qui habite plusieurs de ses romans, qui est aussi celui du fraudeur. De l’écriture comme un artifice, une tromperie, … Le premier livre de Savitzkaya s’intitulait Mentir (1977). Je pense encore à Vassilis Alexakis qui rappelle que, dès l’enfance, il voulait devenir le grand menteur. Mais le mensonge est aussi gage de liberté.

L’espoir prolonge et aggrave la misère humaine, seul est heureux celui qui a perdu tout espoir.
Le fraudeur s’est détaché de la matière cosmique qui l’emprisonnait dans sa gangue de boue. Il a brisé la chaîne des moments douloureux. Il croyait souffrir, il croyait être asservi, mais l’esprit est libre de toute éternité et regarde impassiblement les tourments de l’existence et le défilé des cycles cosmiques. Il se voyait vieillir avec crainte alors que ce qui vieillissait n’était qu’une surface illusoire et des organes temporaires.
L’esprit s’est associé avec la matière, il a mangé des fruits fermentés avec les éléphants, de l’herbe siliceuse avec les buffles, les bufflonnes et les belles vaches pie noir, il a partagé son sirop de fleurs de sureau, non pour jouir des saveurs et des couleurs, mais pour travailler à sa délivrance.
Le fou s’est défait de sa personnalité qui n’est qu’un habit d’apparat, une peau prétendant à la magnificence; il s’en est débarrassé comme d’une mue de serpent. Elle l’a aidé à se délivrer de toute chose; à présent, elle lui est inutile. Elle n’a jamais été son but ultime.
Il a sacrifié sa condition humaine. Il n’espère plus rien. Il a aboli à jamais la création. Il en a mélangé toutes les formes dans une même marmite pour en faire un bouillon primordial. Il continue à consommer l’énergie qui lui était impartie, il marche, il boit, il mange, il fait l’amour, mais avec une absolue désinvolture, vivant parmi les faits qui l’entourent et indifférent à leurs tourbillons.
Par à-coups certaines formes apparaissent avant de retourner au chaos, apparaissent et disparaissent les arbres et les oiseaux, apparaissent et disparaissent les objets célestes, se craquelle la terre sur laquelle nous marchons, les hommes vainquent, puis sont vaincus, rien ne naît, tout se conçoit et tend à l’extinction. Cessons d’être ce qu’on est, le cosmos tend au repos. Cessons de nous laisser penser, pensons.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, p. 161-162