Les polyphonies du monde

Trop souvent, on ne vit pas. (…) Il est vrai que nous accordons bien rarement au monde la présence fervente et inconditionnelle qu’il attend et mérite. Nous prêtons une oreille distraite, une perception monodique à la polyphonie de ses menaces ou de ses liesses. Par insuffisance centrale et prudence nous nous tenons à distance de ces vastes zones magnétiques où une héraldique secrète que notre incuriosité nous dérobe se manifeste, où justement ces polyphonies résonnent. Pour retrouver le chemin de ces champs de force, chacun a son itinéraire et ses « sésames »: l’opium, l’absinthe, l’érotisme, l’ascèse, l’écriture ou l’errance, aucune de ces démarches ne possédant d’ailleurs le droit de toiser et d’exclure les autres.

Nicolas BOUVIER, Œuvres complètes, p. 1054

Voici ce que je comprends comme le fondement de la démarche intellectuelle: celle de l’insatiable curiosité dont il est ici question. Et la racine aussi de toute démarche artistique. La question qu’il éveille alors: comment entrer dans ces « vastes zones magnétiques », quel sésame prononcer pour pénétrer la richesse du monde, pour ne pas rester en superficie comme un simple spectateur – même émerveillé – mais y prendre place comme acteur et praticien ?

Le respect

Le lecteur n’est pas supposé, forcément, aller bien, il se pourrait même que le lecteur aille mal, je veux dire que le lecteur n’a pas à subir l’auteur qui aurait des vagues à l’âme, des coincements existentiels, des crampes métaphysiques, le lecteur n’a pas envie de lire ça, le lecteur n’a pas à subir les lubies & les noirceurs de l’auteur quelle que soit la pertinence avec laquelle celui-ci met ses noirceurs et ses lubies dans la syntaxe, le lecteur n’a ni mérité ni recherché ça, la justesse des descriptions, la finesse des analyses, la profondeur des réflexions, la force des arguments, l’impact des images, rien de tout ça ne touche le lecteur, rien de tout ça ne l’atteint, je veux dire: l’auteur il n’a qu’à se tenir, l’auteur doit au lecteur respect en toute circonstance, (…)

Lambert SCHLECHTER, Le murmure du monde, p. 108

Tant qu’il y aura du papier

Parfois le monde m’irrite et m’ennuie; certes il me semble impossible de vivre un instant de plus, je voudrais m’en aller et me perdre je ne sais où; mais si, alors, je mets la main sur du joli papier ordinaire, très blanc, sur un bon pinceau, sur de l’épais papier blanc de fantaisie, ou sur du papier de Michinoku, je me sens disposée à rester encore un peu sur cette terre, telle que je suis …

Sei SHÔNAGON, Notes de chevet, citée par L.Schlechter, Le murmure du monde, p. 99