Une autre histoire

Il y a des centaines de silences. Il faudrait énumérer patiemment le silence banal de l’étang, celui de la maison abandonnée, le silence de l’orage lointain, de l’usine lointaine, avec leurs éclairs à voix perdue, celui de la terreur des oiseaux quand la buse est tombée comme une pierre près des taillis. Le silence du pêcheur ahuri qui a laissé choir sa montre dans la rivière et qui a soudain la certitude que l’éternité est mêlée à son humble histoire. Irons-nous chercher enfin le silence le plus sauvage sur les quais déserts d’où filent des rails rouillés par les larmes du dernier voyageur qui ne savait pas que la station était désaffectée. Ou peut-être ce sera dans la neige qui a étouffé les réveille-matin du village et surélevé le monde, charmante pour les sabots et dévorant les mal chaussés. Et les pas des enfants qui deviendront, un jour, des ancêtres oubliés.

Enfin, pour en revenir au silence, il y aurait encore à chercher ici bas l’être le plus silencieux, non celui qui ne parle jamais, pas forcément la taupe ou le butor, mais peut-être quelque paysan perdu dans un village et dont un seul geste saurait décrire pour nos coeurs le ciel étoilé, l’espoir des prairies, la jeune fille aux épaules aussi simples que la terre. Mais c’est, comme on dit, une autre histoire.

André DHÔTEL

Ce n’est qu’un début

Regardez ceci: Ce n’est qu’un début

Il y a quelques jours, quand j’ai placé cette bande-annonce, je pensais ne pas y ajouter un seul mot. Parce que ce film parle de lui-même et n’a besoin, je pense, – au moins pour ceux qui l’ont vu – d’aucun commentaire. Et puis, j’y reviens aujourd’hui, parce qu’il me semble important de dire à quel point ce film, l’expérience qu’il relate, me semblent exemplaires. Certains ont pu dire que « ça, ce n’est pas de la philosophie ». J’aimerais qu’on me dise alors ce qu’est la philosophie, toute philosophie possible quand on a 3 ou 4 ou 5 ans, et qu’on ne sait rien de la vie, mais déjà tout. Ces enfants sont extraordinaires, pense-t-on d’abord. Mais non. Ils sont tout simplement des enfants ordinaires à qui on apprend à parler, à penser, à écouter. Qu’est-ce qui nous manque donc, à nous, pour que nous soyons aveugles à ce point ? Qu’est-ce qui manque à ceux qui nous gouvernent, de quelle taie sont-ils aveuglés pour ne pas voir l’évidence ? Ce film est lumineux, absolument lumineux, tellement lumineux qu’il en est éblouissant. Et il a tout simplement le mérite de nous montrer que c’est nous qui ne savons plus ce que c’est, la philosophie. Je me prends à rêver: si nous redevenions capables de comprendre que là est le début du sens, le début de la vie !

Un des effets de la philosophie, si elle est correctement enseignée, c’est la capacité de voir au travers de la rhétorique politique, des arguments fallacieux, des duperies, du fumisme, du brouillard verbal, du chantage par l’émotion et de toutes sortes de chicaneries ou de fausses apparences.

Isaiah Berlin en toute liberté, Entretiens avec Ramin Jahanbegloo, p. 49

Le Guépard

Il y a quelques jours, j’ai revu Le Guépard de Visconti, avec Burt Lancaster, Alain Delon et la très belle Claudia Cardinale. Je me souvenais de l’avoir vu, il y a bien des années, sur grand écran et un certain nombre de fois sur un écran de télévision.  Mais là, quel plaisir ! Je dois confesser ma totale fascination, à chaque moment, pour chacune des scènes de ce film. On y est plongé, immédiatement, et pour toute la durée de la séance – plus de 3 heures, dans l’atmosphère merveilleuse de scènes dont tous les détails sont extraordinairement soignés: depuis la prière du rosaire de la scène initiale jusqu’aux derniers galops du bal qui s’achève à l’aube. La durée inhabituelle du film pèse de tout son poids sur le spectateur, le submerge, le dissout complètement dans ces quelques journées de la vie de la maison Salina.