La huppe

Je lis « 533. Le Livre des jours » de Cees Nooteboom.

À quel moment un fait devient-il un événement ? Une catastrophe ferroviaire, une visite totalement inattendue, la foudre qui frappe. (…) Rapporté le lendemain dans le journal local, c’est un événement. Mais comment cela s’appelle-t-il lorsqu’un fait se produit qui, pour le monde, n’aura jamais valeur d’événement, alors que c’en est un pour vous ? Heure matinale, les esteras, ces stores de paille tressée, ne sont pas encore baissés. Je suis assis sur la terrasse et voilà qu’à côté de moi une huppe se pose, avec un sens inimitable de la mise en scène. Elle ne m’a pas vu, sinon elle se serait déjà sauvée. L’Upupa epops, la huppe fasciée, est très craintive. Mais elle reste là, posée à côté de moi sur la terre sèche et brune, tout près de l’hibiscus qu’on vient de planter et qui ne veut pas pousser. (…)

Et soudain me revient en mémoire un événement tout pareil, la rencontre d’une huppe fasciée, au petit matin, alors que j’étais seul à St Théodard, dans cette maison au sommet de la colline, l’ancien presbytère accolé à la chapelle qu’un homme du hameau voisin venait ouvrir chaque jour « pour aérer le petit Jésus ». Mes voisins les plus proches étaient les morts du petit cimetière, tous à peu près centenaires et parfaitement sereins sous les cyprès. La vue était belle, le calme absolu. La huppe était venue se poser un instant à la fenêtre de ma chambre. C’était ma première rencontre avec l’oiseau coiffé.

Parler aux animaux

Les animaux parlent presque continuellement entre eux (…), ils nous parlent fréquemment, aussi, mais nous ne comprenons pas qu’ils s’adressent à nous. Les animaux se tournent vers nous au loin, dissimulés dans le feuillage au-dessus de nos têtes, venant des fourrés en bordure du chemin, ils posent des questions, ils nous grondent, ou ils nous font savoir: « Je t’ai vu ». Mais pour qu’un homme puisse se trouver en présence de certains animaux ou pour les découvrir, il faut savoir se taire. Pour pouvoir se trouver en face d’eux, de ceux qui parlent, il est une chose qu’il ne faut surtout pas faire, parler avec eux.

Marcel Beyer, Kaltenburg, p. 44

L’âme

Je me représente l’âme humaine sous deux formes: ma première image de l’âme est un petit pain oblong que j’ai mangé un jour à Tübingen. En Souabe, cette sorte de petit pain est appelé Seele, « âme », et beaucoup de gens ont une âme de cette forme. Mais cela ne veut pas dire que l’âme soit placée dans leur corps comme l’un de ces petits pains. L’âme est plutôt, dans le corps, un trou qu’il faut toujours remplir avec le petit pain ayant la même forme ou avec un embryon, ou bien avec la vapeur de l’amour. Sans quoi les porteurs d’âme ont  l’impression qu’il leur manque quelque chose.

Ma deuxième image est celle d’un poisson. Le mot See-le indique que l’âme a un rapport avec un lac, See, et en tout cas avec l’eau. Cela évoque l’âme d’un chaman. Chez les Toungouzes par exemple, on dit que l’âme d’un candidat chaman descend le cours d’eau de la tribu jusqu’à la région où habitent les esprits des anciens chamans. Là, à la racine de l’arbre des chamans de la tribu, se trouve un animal, la mère des chamans, elle dévore l’âme qui arrive puis la remet au monde sous forme animale. L’animal peut être un quadrupède, il peut être un oiseau ou un poisson; quoi qu’il en soit, cet animal joue le rôle de double et d’esprit protecteur du chaman.

Yoko TAWADA, Narrateurs sans âmes, p. 17

Déforestation – une proposition

Elle ne manque pas de sel, la proposition cynique de Lydie Salvayre, parue sur le site de Périphéries.

Proposition en faveur de l’abattage impitoyable des arbres, arbustes et arbrisseaux

1 – Regroupés en forêts, les arbres, arbustes et arbrisseaux servent d’ultime refuge aux animaux sauvages et aux hommes qui fuient leurs semblables. Une bonne déforestation permettrait de se débarrasser définitivement des uns comme des autres.

2 – Ramifiés en branches et branchettes, les arbres offrent aux désespérés un support idéal où attacher leur corde. La taille systématique des branchages (limitant les arbres à leur tronc) diminuerait sensiblement la vague des suicides qui affecte le pays.

3 – Traité par l’industrie, le cœur des arbres réduit en pâte, se transforme en papier sur lequel des hommes énervés écrivent des romans. Un déboisement radical (entraînant à court terme la chute des activités papetières) verrait la disparition progressive des livres susnommés, fort nocifs, semble-t-il, au calme des nations.

4 – Des expressions péjoratives telles que : maladroit comme un manche, con comme un balai, ennuyeux comme une scie (ou sciant), ainsi que les injurieuses comparaisons à un gland, à une bûche, à une branche, à un fagot ou à tout autre objet sylvestre mourraient de leur mort naturelle.

5 – Le poète exagérément célébré Federico Garcia Lorca, espagnol, pédéraste et auteur de Vert que je t’aime vert (éloge sirupeux de la fonction arboricole) serait dès lors remis à son juste échelon. C’est-à-dire le dernier.

6 – Enfin, nous n’aurions plus l’énervement d’ouïr, murmurées artistement à nos oreilles, des inepties du genre : La clarté déserte de ma lampe / Sur le vide papier que la blancheur défend, où le bon sens et la raison sont impudemment insultés.