La huppe

Je lis « 533. Le Livre des jours » de Cees Nooteboom.

À quel moment un fait devient-il un événement ? Une catastrophe ferroviaire, une visite totalement inattendue, la foudre qui frappe. (…) Rapporté le lendemain dans le journal local, c’est un événement. Mais comment cela s’appelle-t-il lorsqu’un fait se produit qui, pour le monde, n’aura jamais valeur d’événement, alors que c’en est un pour vous ? Heure matinale, les esteras, ces stores de paille tressée, ne sont pas encore baissés. Je suis assis sur la terrasse et voilà qu’à côté de moi une huppe se pose, avec un sens inimitable de la mise en scène. Elle ne m’a pas vu, sinon elle se serait déjà sauvée. L’Upupa epops, la huppe fasciée, est très craintive. Mais elle reste là, posée à côté de moi sur la terre sèche et brune, tout près de l’hibiscus qu’on vient de planter et qui ne veut pas pousser. (…)

Et soudain me revient en mémoire un événement tout pareil, la rencontre d’une huppe fasciée, au petit matin, alors que j’étais seul à St Théodard, dans cette maison au sommet de la colline, l’ancien presbytère accolé à la chapelle qu’un homme du hameau voisin venait ouvrir chaque jour « pour aérer le petit Jésus ». Mes voisins les plus proches étaient les morts du petit cimetière, tous à peu près centenaires et parfaitement sereins sous les cyprès. La vue était belle, le calme absolu. La huppe était venue se poser un instant à la fenêtre de ma chambre. C’était ma première rencontre avec l’oiseau coiffé.

Le pays du présent

(…) Le pays du passé regorge en effet de lieux riches en enseignement.

On rencontre également bon nombre de ces endroits dans le pays du présent, autant d’objets matériels et de régions, naturellement constitués ou bâtis par l’être humain, dont la myriade d’agencements locaux façonne les environnements de la vie quotidienne. Mais ici, maintenant, dans le monde en cours accompagné des ses préoccupations et perspectives actuelles, ces lieux ne sont pas considérés comme des souvenirs du passé. Lors des rares moments où l’on daigne y prêter attention, on perçoit au contraire ces lieux à l’aune de leurs aspects extérieurs – comme des lieux familiers déterminés par leur surface manifeste -, et à moins que ne survienne un événement qui viendrait ébranler ces perceptions, ils demeurent perpétuellement livrés à eux-mêmes. Puis un événement survient bel et bien. Peut-être remarque-t-on un arbre récemment tombé, une trace de peinture écaillée, ou encore une maison qui se dresse là où il n’y en avait pas auparavant – toute perturbation, qu’elle soit significative ou infime, témoignant du temps qui passe -, et un lieu révèle alors les relations qu’il entretient avec des événements passés. A cet instant précis, lorsque l’étau des perceptions ordinaires se desserre peu à peu, une frontière est franchie et le paysage se met à changer. Notre état de conscience s’est modifié, et ce lieu désormais transfiguré par l’évocation d’une époque plus lointaine revêt subitement une apparence inédite et incongrue.

Keith BASSO, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, p. 26

Pour moi, l’écho avec Annie Dillard [Le présent], Henri Thomas [La perception comme filtre].