Les polyphonies du monde

Trop souvent, on ne vit pas. (…) Il est vrai que nous accordons bien rarement au monde la présence fervente et inconditionnelle qu’il attend et mérite. Nous prêtons une oreille distraite, une perception monodique à la polyphonie de ses menaces ou de ses liesses. Par insuffisance centrale et prudence nous nous tenons à distance de ces vastes zones magnétiques où une héraldique secrète que notre incuriosité nous dérobe se manifeste, où justement ces polyphonies résonnent. Pour retrouver le chemin de ces champs de force, chacun a son itinéraire et ses « sésames »: l’opium, l’absinthe, l’érotisme, l’ascèse, l’écriture ou l’errance, aucune de ces démarches ne possédant d’ailleurs le droit de toiser et d’exclure les autres.

Nicolas BOUVIER, Œuvres complètes, p. 1054

Voici ce que je comprends comme le fondement de la démarche intellectuelle: celle de l’insatiable curiosité dont il est ici question. Et la racine aussi de toute démarche artistique. La question qu’il éveille alors: comment entrer dans ces « vastes zones magnétiques », quel sésame prononcer pour pénétrer la richesse du monde, pour ne pas rester en superficie comme un simple spectateur – même émerveillé – mais y prendre place comme acteur et praticien ?

Le désir

Dans notre pratique artistique amateur, en tant que pratique collective, j’oppose depuis longtemps la logique de désir à la logique de plaisir. Les « usagers » d’un service réclament leur dû, en mesure de satisfaction (ne sont-ils pas des « clients » ?). Par contre, les « praticiens » – j’emprunte ces termes à Bernard Stiegler – en sont eux-mêmes les acteurs, mis en mouvement (« motivés » au sens propre) par leur désir. Avec des « usagers », il n’y a pas de création possible, et le plaisir reste mercenaire et compulsif (Jean Sur a ce mot: le « tout-à-l’ego »). Avec des « praticiens », tout est réalisable.

Gilles DELEUZE, dans les entretiens qu’il a eus avec Claire Parnet1, évoque le désir. Il dit notamment ceci : le désir ne s’applique pas à une personne, à un objet. Plus encore: je ne désire pas un ensemble, mais dans un ensemble.Tout désir coule dans un agencement. Désirer, c’est construire un ensemble, un agencement, une région. Il évoque Proust: ce n’est pas une femme que je désire, c’est le paysage qui l’/qu’elle enveloppe.

Les deux aspects me sollicitent : d’une part, l’agencement, l’ensemble; d’autre part, au-delà de la métaphore, la spatialisation, l’ancrage dans un « paysage ».

Être des praticiens

(…) Il nous vient alors l’idée sombre, exagérée certainement, que – malgré les années nombreuses à creuser notre sillon, faire des découvertes et entretenir des fidélités – personne ne nous attend.  C’est certes désolant pour le commerce, mais combien réjouissant pour l’esprit: quelle liberté ! Nulle commande à honorer, nulle contrainte extérieure à observer, nulle mission à remplir, seulement le plaisir de transmettre, des textes, des œuvres, en véritables amateurs. Voilà une tâche qui ne peut guère peser ni lasser, si l’on met de côté les dures questions d’économie. Personne ne nous attend: raison de plus pour poursuivre. Mettons de côté et poursuivons.

Prospectus des éditions Le Temps qu’il fait, n°55 (2005)

A transposer dans toute pratique amateur, la formulation: « personne ne nous attend » (que nous mêmes) – « nulle mission à remplir » (sauf celle que nous nous donnons à nous-mêmes). Ce qui ne veut pas dire: rien, mais ce qui donne la mesure de l’exigence, pour autant qu’on en ait pour soi-même.