La surface et la profondeur – suite 2 ou Le formalisme

En écoutant la conversation tranquille 1 entre Pierre Michon, François Bon, Pascal Quignard et Jean Echenoz, je note que celui-ci dit accorder beaucoup d’importance à la forme. Pour ma part, je suis convaincu que la forme 2 est essentielle dans l’expression artistique, elle en est la substance même. Ma répugnance vis-à-vis de l’art conceptuel – d’un certain art conceptuel – doit aussi venir de là: quand l’idée est géniale mais que la forme est mauvaise, comment peut-on jouir d’une œuvre d’art ? Jouir de l’idée, sans doute; mais c’est une jouissance intellectuelle, que je trouve sèche et stérile, que je conçois comme une forme d’imposture. La jouissance artistique est tout autre: elle est physique, ébouriffante, irrésistible, …

Dans la pratique musicale – qu’elle soit amateur n’y change rien, le respect de la forme est premier. La musique est d’abord et intégralement une forme. Aucun art n’est autant inscrit dans sa forme. L’espace de liberté de l’interprète s’inscrit dans le respect absolu de la forme ou plutôt, devrais-je dire, dans la réalisation d’une forme parfaite, aussi parfaite que possible. Dont la perfection se mesure dans la capacité à éveiller, élargir, étendre l’émotion, à déployer la force d’attraction de l’écoute, à développer la capacité d’écoute partagée, une écoute sereine, plutôt qu’une écoute inquiète de sa propre voix. Je suis convaincu que la maturité assume parfaitement le formalisme (des règles, des formes formalisées). L’immaturité le refuse, non pas contre la forme en tant que telle, mais dans le besoin irrépressible de s’affirmer contre toute forme, quelle qu’elle soit.

La surface et la profondeur – suite

De la même façon, voici ce que Pierre ARDITI expliquait sur France Culture [Les Fausses Confidences, Tout arrive, 9 mars 2010]:

Il faut que le texte soit clair, évident pour soi-même, pour qu’il puisse le devenir pour les autres. Quelle clarté, cette évidence partagée, à partir du moment où l’analyse, la compréhension est faite pour soi ! Interpréter, c’est d’abord comprendre; comprendre pour soi, en profondeur.

Le travail « en surface » du texte, ce toilettage nécessaire pour gagner l’évidence pour soi-même, avant que de la partager, voilà qui fait écho à Antoine Emaz.

En plus, à nouveau, les analogies entre le travail de l’acteur et celui du musicien: la compréhension du « texte », l’appréhension, l’appropriation personnelle, d’une seule page comme de la partition musicale entière. L’œil qui perçoit et capte, avant la mise en bouche…

La surface et la profondeur

Antoine EMAZ écrit (Cambouis, p. 125): Pour saisir la profondeur, commencer par s’arrêter à la surface. Ne pas la négliger, la regarder attentivement. Sinon on invente la profondeur bien plus qu’on ne la découvre.

Bien entendu, Emaz parle ici de l’écriture – de son travail d’écrivain, de poète. Mais je ne peux m’empêcher d’y lire un conseil pour toute pratique artistique et, singulièrement, pour celle qui m’occupe: la pratique musicale. J’ai l’intuition que son approche est juste. Pour éviter d’inventer la profondeur – croyant l’avoir révélée.
Dans le travail musical, je passe beaucoup de temps « à la surface » des choses: la répétition soutient précisément cette approche attentive, renouvelée, soigneuse. Revenir, encore et encore, sur le déroulé d’une phrase musicale, sur la précision d’une intonation, sur la qualité d’un son. La répétition peut être innombrable, le temps qu’on y consacre, considérable. Ce qu’on découvre ensuite, progressivement, comme un dévoilement, est difficile à nommer. Je n’aime pas considérer que nous sommes à la recherche d’une pensée originelle – celle du compositeur, celle du temps mythique de l’origine de l’œuvre. Le temps de la pratique musicale est nôtre, complètement, et n’a aucun compte à rendre à des instances absentes, qui seraient convoquées aujourd’hui au titre de l’authenticité. Le seul compte à considérer est celui de la cohérence de notre découverte progressive, de notre perception et de notre compréhension, qui s’appuient, en plus, sur une somme d’éléments 1 dont l’authenticité ne tient aucune raison.

Je pense que la profondeur se découvre dans le travail de soi à soi – dans la vérité de ses propres émotions, dans la justesse de sa propre voix (aux divers sens de l’expression).

Un gabarit

Pour donner une juste perception de ce que doit être l’autonomie, j’ai quelquefois proposé de fixer, symboliquement et quel que soit le nombre chanteurs de l’ensemble, un gabarit : celui du quatuor ou du quintette [SATB ou SSATB, …]. Dans lequel chaque chanteur/teuse remplit pleinement le rôle de soliste ; il/elle y a donc la même responsabilité que s’il/elle chantait seul/e dans cette petite formation. [voir aussi sur ce point La totalité du son].
C’est donc, à la fois, une requalification du rôle de chacun, une autre perception du son de l’ensemble et de la place de son propre son dans le son du chœur. La métaphore du gabarit influence aussi la posture générale, la conscience de sa place dans l’ensemble, ce qu’on nomme l’assertivité. Cette technique a des effets évidents sur le travail personnel, sur la posture de l’artiste, dans le rôle de l’acteur, … Il est possible ensuite d’ajuster son engagement, son travail régulier, à l’aune de ce gabarit – même symbolique.