Esperar

Traduire – et il faut à ce sujet lire et relire tout ce qu’a pu dire Antoine Berman – ce n’est pas verser, ce n’est pas faire de la version, c’est esperar, c’est attendre et espérer que la langue se donne, qu’elle vienne à elle-même par le travers que lui ouvre l’autre langue.

Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, Seuil, p.127

Des bâtons de pluie

Dans l’être de la pluie, ce qui retient, c’est avant tout le changement d’élément, l’eau venant portée par l’air, tombant du ciel comme un don parfois exubérant mais figurant toute manne. C’est aussi la perfection selon laquelle l’Un se divise en gouttes et n’existe que par cette dispersion à la fois régulière et aléatoire, chaque goutte tombant avec toutes les autres et pourtant seule, déviant selon le clinamen puis se perdant dans le final d’une éclaboussure. Ainsi en va-t-il avec le langage, qui ne préexiste pas à la division infinie qui le forme: et si tout entier le langage est une pluie, alors chaque phrasé est une averse – une certaine quantité de sens formé comme une chute vive où chaque goutte distincte forme avec ses compagnes l’unité à recueillir. La plupart du temps, il est vrai, en pure perte, le sens ne formant qu’une vapeur ou une flaque. C’est pourquoi les livres, où le sens (ou du sens, comme on dit de la pluie) est recueilli, sont en quelque façon l’équivalent des bâtons de pluie des Indiens d’Amérique du Sud: faisant réentendre le sens, et priant pour qu’il revienne.

Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, Seuil, p. 161-162

Le grand menteur

Jusqu’à présent, c’est comme si je n’avais pas eu le sens du mensonge. Mais je vais me mettre à mentir. Je crois que c’est très profitable à l’âme. Ils mentent tous autour de moi, très naturellement. (Enfant, j’ai menti. Nécessité momentanée, ça ne compte pas.)

Henri Michaux, Ecuador, p.49

J’ai longtemps été un lecteur assidu de Jean Giono. Je pense avoir collectionné tout ce qu’il a signé, à peu de choses près. J’aime chez lui cette habileté à nous mener à travers des récits elliptiques où les histoires familiales, les liens de parenté, les rancoeurs ancestrales comme les amours interdites, les itinérances à travers le haut pays provençal tissent de mystérieux entrelacs dans lesquels, délicieusement, il nous perd. J’aime tout particulièrement les soixante-dix pages du Bestiaire 1, où il est le plus merveilleux des menteurs. C’est là le plus grand recueil de mensonges et d’impostures – les Marginalia sont remplis de citations apocryphes, de pure imagination, mais géniales d’authenticité, à la marge, sur le fil, presque authentiques, avec juste ce qu’il faut pour instiller le doute, … et donner au lecteur un frisson délicieux devant tant de duplicité et de virtuosité à la fois, toutes deux nourries d’une profonde érudition doublée d’une insatiable imagination. Et j’aime à sentir, sous le mensonge, le plaisir évident dont Giono lui-même jouit à nous tromper … Sa propre jouissance étant sans aucun doute le moteur le plus puissant, comme on le sait.

Et Vassilis Alexakis lui aussi, dans un récent entretien, rappelle qu’il a toujours voulu, dès l’enfance, bien avant de se déterminer à être romancier, devenir celui qu’il nomme le grand menteur.

La marelle

J’imagine un lecteur (c’est facile, nous en connaissons tous, et nous lui ressemblons quelquefois), un lecteur qui ne pourrait lire qu’avec un crayon à la main: pour souligner un passage, entourer un mot, écrire dans la marge, et laisser ainsi une trace de sa présence, comme les pélerins d’autrefois déposaient une pierre sur leur passage, une pierre qu’on appelait une marelle. (…)

Gérard Macé, Marelle, in Les impressions de Pierre Alechinsky, Paris, BNF, 2005, p. 11

J’ai un très ancien respect des livres, qui longtemps m’a fait répugner à prendre des notes dans les ouvrages que je lisais. Mais depuis plusieurs années, je suis de ces lecteurs qui annotent leurs livres. Mon père était de ceux-là et j’ai hérité de livres dont les marges sont couvertes de commentaires très pertinents, dont je profite aujourd’hui.