La ligne

Pourtant la ligne, au lieu d’être conçue dynamiquement comme la tension de sa propre avancée, peut être considérée comme ce qui, en se traçant, coupe l’espace en deux. Vue comme cela, elle est alors le vecteur de la séparation, la matrice des enclos et des frontières.

Ce qui apparaît en filigrane derrière cette double vocation de la ligne, c’est un monde de lignes qui ne délimiteraient jamais des surfaces opposées, un monde de lignes vivantes et toujours parcourues: la pelote de la connexion, l’inextricable réseau du « connecter infiniment » dans lequel Hölderlin reconnaissait l’acte même de la pensée. Un monde de particularités non divisées, mais simplement visibles et visitées, un monde sans clôtures, sans frontières, sans interdits, sans points inatteignables.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 112

En hommage à l’Italie

L’Italie socialement m’a rendu la parole. Je ne savais pas la langue, or j’ai, à l’imprévu, pu la saisir dans tout ce qui est élémentaire, ce qui pouvait d’ailleurs ensuite me rendre plus aisée « la poésie ». Ce n’est pas Paris, c’est la Province qui m’a délié l’esprit. L’Italie semble offrir directement ce dont la Suisse romande se détourne: une immédiateté orale, une complicité avec le secret intime. Le tragique est caché différemment.

Maurice Chappaz, Quelques gouttes de pluie d’une vie avec Gilbert Rossa, Conférence n°21, automne 2005, pp. 295-296

(Lecture: il y a au royaume de la fiction un village situé entre Stendhal et Borgès qui s’appelle Sciascia. Il ne grandira plus désormais mais ses rues – que je connais mal – , à la fois étroites et aérées, sont très belles. En général, la qualité de la littérature italienne contemporaine est une discrétion qui étonne: un art de créer des paraboles sans leur dérouler de tapis, une façon pour ainsi dire pragmatique d’écouler la mélancolie.)

Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde, Plon, p. 115

Donner des émotions

Il ne s’agit jamais d’exprimer des émotions, mais d’en donner, et c’est la rébellion contre l’expression, contre les poncifs du mélodrame et de la musique imitative qui fonde le spectacle moderne: et c’est parce qu’ils n’accordent rien à l’expression comme telle que les langages formels du passé ou de l’Orient ont pu jouer un si grand rôle dans l’invention de la modernité, où ils ont tenu le rôle de preuves. L’art doit avoir une efficacité terrible.

Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde, Plon, p. 135