L’autre fraternité

Où trouver la fraternité ? Ni dans les partis politiques, ni dans les grandes réunions où l’avenir est voilé par la fumée des cigarettes. Et si la fraternité était ailleurs ? Si on la cherchait dans la réalité qui existe en nous, sans nom, divine, couverte d’une épaisse couche de lieux communs comme des rosiers enveloppés dans la paille pour l’hiver ? Ce qu’il nous faut, ce sont des expéditions, des découvertes, des accords qui – grâce à l’œuvre d’art – ne durent pas plus d’une demi-seconde, comme l’éclair de magnésium dans l’atelier d’un photographe de province. Une fraternité d’une demi-seconde ? Oui, tel est le programme minimum que je vous propose, Mesdames, Messieurs. Il fait naître l’espoir qu’une fraternité limitée dans le temps n’entraînera pas à sa suite une ère de terreur qui durera des années entières. (…).

Adam Zagajewski, dans un petit ouvrage admirable (Solidarité, solitude, 1986).

La minute précaire

– Au fait, comment cela s’appelle-t-il quand deux êtres se rencontrent, qu’aussitôt leurs paroles s’entendent à demi-mot, leurs pensées et leurs goûts s’accordent à mi-chemin, et qu’entre eux semble passer un intense courant de sympathie, minute heureuse, mais précaire et suspendue, un peu « hors sol », peut-être illusoire, et bientôt enfuie ?
– Cela porte un très beau nom, dirait sans doute le Mendiant d’ Électre: cela s’appelle un déjeuner de soleil.

Gérard GENETTE, Apostille

La transmission

Dans une émission du samedi matin [en novembre 2007], animée par Alain Finkielkraut, Alain-Gérard SLAMA évoque la littérature. En vieillissant, dit-il en substance, je mesure de plus en plus que la littérature est le fondement, le tissu, le lieu d’une sociabilité réelle.

Il se refuse à utiliser le mot appartenance. Il fait en quelque sorte l’éloge de la transmission. Moi-même, je m’y reconnais, je suis l’héritier de cette tradition. Mes parents étaient tous les deux des lecteurs et ils m’ont transmis cette culture, par leur amour des livres et de la lecture. J’ai réalisé, il y a quelques années, que mon travail de direction de chœur était aussi largement animé par ce souci de la transmission. Et que l’objet en était un héritage que je sens à la fois extraordinairement partagé – le chant polyphonique est une pratique d’un grand nombre de peuples du monde, même s’il est profondément discrédité par une société marchande qui assure la promotion et la vente de produits culturels pré-formatés, et singulier – parce que j’y trouve ce qui fait mon caractère et mon plaisir de l’accord. Finkielkraut allait plus loin, dans où une voie où je refuse de le suivre : il parlait des professeurs d’aujourd’hui, en charge de la transmission de la culture classique, comme des membres d’une ONG humanitaire qui ne travaillent plus dans l’ordre de la transmission mais dans l’ordre de la pitié. Consternant ? … Terrifiant !

L’attention patiente

L’hypomènè, l’attention patiente, ignorée des esprits efficaces. Elle filme en contre-plongée ce qu’aplatissent les idéologies, rehausse de couleurs ce que les moralistes voient en noir et blanc, rend leur troisième dimension aux consciences binaires désolées. Elle guette le haut qui vient du dessous, elle détecte la vie, de quelque façon qu’elle apparaisse, terne ou coruscante, harmonieuse ou grinçante. Flaireuse de signes, l’attention attend tranquillement que quelque part ça s’accorde ou, au contraire, ça se désaccorde. Les deux scénarios lui conviennent très bien.

Jean Sur, Le Marché de Résurgences n°XXXV