Les anticorps

Il me semble, parfois, qu’une épidémie de peste a atteint l’humanité dans sa fonction la plus caractéristique, l’usage de la parole ; cette peste langagière se traduit par une moindre force cognitive et une moindre immédiateté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les plus abstraites, qui dilue les sens, qui émousse les pointes expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre des mots avec des circonstances inédites. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de savoir s’il faut chercher les origines de cette épidémie dans la politique, dans l’idéologie, dans l’uniformité bureaucratique, dans l’homogénéisation que provoquent les médias, ou dans la diffusion par l’école d’une culture moyenne. Ce qui m’intéresse, ce sont nos chances de guérir. La littérature (et elle seule, peut-être) est en mesure de créer des anticorps qui s’opposent au développement du fléau.

Italo CALVINO, Leçons américaines1, p. 99

Le rire de Marcel Detienne

Marcel DETIENNE est un anthropologue « comparatiste». Né à Liège (un compatriote !) en 1935, élève étranger à l’Ecole normale supérieure, il a fait une grande partie de sa carrière aux Etats-Unis comme professor of classics de la prestigieuse université Johns-Hopkins à Baltimore. Il est un des grands spécialistes de la Grèce antique, qu’il étudie pour la comparer aux autres cultures et civilisations.

Je lis notamment de petits ouvrages dans lesquels il analyse – avec quelle liberté et quelle vivacité d’esprit ! – ce qu’on peut entendre par « identité », ce qu’il appelle les « mythidéologies » dont les plus anciennes remontent à cette antiquité qu’il connaît bien. Je recommande notamment deux titres, qui oxygènent radicalement l’esprit, dans ces temps troublés de quête pathologique d’une identité illusoire: Comment être autochtone (du pur Athénien au Français racinien) (Seuil) et un tout simple Où est le mystère de l’identité nationale ? (éditions Panama).

En novembre 2009, il est interrogé par Sylvain Bourmeau, pour le site de Mediapart. C’est un entretien roboratif, parfaitement réjouissant, intitulé L’identité nationale, c’est l’hypertrophie du moi. L’entretien est d’autant plus réjouissant qu’on y entend Marcel Detienne régulièrement secoué par un rire contagieux. D’aucuns – dans les commentaires notamment – s’en sont émus: le sujet est trop grave, il n’y a pas de quoi rire ! Mais j’adore ce rire impertinent, le rire étonnant du philosophe ! Toute la candeur d’une intelligence acérée est là, quand elle évite de se prendre au sérieux.

L’attention patiente

L’hypomènè, l’attention patiente, ignorée des esprits efficaces. Elle filme en contre-plongée ce qu’aplatissent les idéologies, rehausse de couleurs ce que les moralistes voient en noir et blanc, rend leur troisième dimension aux consciences binaires désolées. Elle guette le haut qui vient du dessous, elle détecte la vie, de quelque façon qu’elle apparaisse, terne ou coruscante, harmonieuse ou grinçante. Flaireuse de signes, l’attention attend tranquillement que quelque part ça s’accorde ou, au contraire, ça se désaccorde. Les deux scénarios lui conviennent très bien.

Jean Sur, Le Marché de Résurgences n°XXXV