La nuit

Que devient cette clarté surnaturelle lorsque l’obscurité et la nuit tombent sur les âmes ? Clic – les étoiles explosent au-dessus du peigne de la montagne. Une, deux, puis d’autres. D’abord les plus dures, les blanches pointues comme des couteaux d’un acier surnaturel, jusqu’aux plus infimes enrobées dans l’obscurité comme les pierres recouvertes de vase dans la rivière.

Que devient cette lumière qui, telle la lampe torche du gardien de nuit, devrait tomber sur les dormeurs, les fourbus, sur ceux qui ne sont plus conscients, enfermer leurs coeurs dans son cercle doré pour qu’ils aient la force de se lever le matin et de tout reprendre depuis le début ? La carte noire de la nuit se déploie au-dessus des horizons. Les pics et le tours ne sont pas suffisamment durs pour les transpercer. Les villages sont des pansements sur la joue de la Terre, les routes des égratignures, les villes une heure après minuit des éruptions de boutons, et trois heures avant l’aube, rien ne présage la résurrection ou le pardon, bien qu’il y ait plus de ciel que de terre. Nuit, nuit, nuit, le forgeron Kruk dans son sommeil raconte une histoire sans fin, aussi longue que la vie de tous les hommes, comme s’il voulait tout confesser, tout, tout ce qu’il a vu ou entendu, confesser toutes ses actions, bonnes, mauvaises ou neutres, puisque la vie est probablement une variété de péché, ça on peut l’oublier le jour, mais la nuit est sans pitié; Lewandowski le sait, Gacek et Edek aussi, tout le monde le sait, quand la raison dort, les actions passées ou futures tombent sur la poitrine de leur poids inexprimable. Le coeur bat à peine, s’immobilise presque, pompe difficilement le sang pétrifié, même la plus petite goutte de clarté ne parvient pas à diluer la matière densifiée de la peur, et la seule chose à faire est d’attendre que la peinture bleu marine de l’aube recouvre les vitres. C’est tout.

Andrzej Stasiuk, Seconde nuit, in Contes de Galicie.

Au milieu des livres

Je sais bien qu’il y a dans le vaste monde des choses plus belles que les livres, plus heureuses et plus dignes d’un homme ; et je ne serais pas un homme si je ne désirais pas sortir de cette prison de l’encrier, et de jouir un peu de la vie, moi aussi ; au moins de la fraîcheur de l’air et du souffle de la douce liberté, si tout le reste m’est refusé. Sinon qu’il est inutile de parler de ces choses-là. Vous les aimez tout comme je les aime ; d’un amour sans effet ni qualité propres, qui passe à travers toutes les heures de notre journée et n’en remplit aucune, monotone et assidu, insignifiant comme l’écoulement même du jour. En attendant, chacun doit penser à la part qui lui est échue par le sort ; et puis, au fond, que toutes se valent ; et, du reste, qu’on ne peut faire mieux. Quant à nous, si le destin nous a donnés aux livres, contentons-nous d’eux. Même dans la petite chambre, au milieu des livres, il y a place pour vivre, c’est-à-dire pour aimer et souffrir.

Renato SERRA, Scritti, 1958

La surprise

La littérature agit sur les fibres nerveuses de celui qui a la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. Ce sont des rendez-vous qu’on ne peut ni fixer ni recommander aux autres. La surprise face au mélange soudain de ses propres jours avec les pages d’un livre appartient à chaque lecteur.

Erri de Luca, La Parole contraire.