Eloge de l’insécurité

Si je veux être en sécurité, c’est-à-dire protégé du flux de la vie, je veux être séparé de la vie. Néanmoins, c’est ce véritable sentiment de séparation qui m’empêche de me sentir en sécurité. Être en sécurité signifie isoler et fortifier le » je », mais c’est justement la sensation d’être un « je » isolé qui me fait me sentir seul et m’effraie. En d’autres termes, plus je serai en sécurité, plus j’en aurai besoin.

Pour le dire encore plus clairement : le désir de sécurité et le sentiment d’insécurité sont la même chose. Retenir sa respiration revient à perdre son souffle. Une société fondée sur la quête de la sécurité n’est rien d’autre qu’une compétition de rétention de respiration, dans laquelle chacun est aussi tendu qu’un tambour est aussi rouge qu’une betterave. Nous recherchons cette sécurité en nous fortifiant et en nous enfermant de toutes sortes de manières. Nous voulons nous protéger en étant « exclusif » et « spécial », nous cherchons à appartenir à l’église la plus sûre, à la meilleure nation, à la plus haute classe, à la bonne coterie et aux gens « comme il faut ».

Ces défenses nous divisent, et mènent donc à davantage d’insécurité nécessitant davantage de défenses. Évidemment, tout cela est pétri de la certitude de sincère que nous nous comportons bien et vivons de la meilleure manière ; mais cela aussi est une contradiction.

Alan W.Watts, Eloge de l’insécurité (cité sur Périphéries)

La panmuflerie

La panmuflerie: ce néologisme créé par Péguy pour désigner non pas tant la bêtise que l’intelligence technique du monde « et son infinie brutalité », une intelligence délivrée du « tact », du « scrupule envers ce qui n’est pas soi ».

Patrick Corneau, Suite brésilienne, in Conférence n°15 (2002), p. 87

En complément, je relève aussi:

Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence. Et ce qui abrutit les « inférieurs » abrutit du même coup les « supérieurs ». Car seul vérifie son intelligence celui qui parle à un semblable capable de vérifier l’égalité des deux intelligences. Or l’esprit supérieur se condamne à n’être point entendu des inférieurs. Il ne s’assure son intelligence qu’à disqualifier ceux qui pourraient lui en assurer la reconnaissance.

Jacques Rancière, Le maître ignorant.

Et dans ce petit chef d’œuvre qu’est La dame blanche (Christian Bobin):

L’intelligence n’est pas de se fabriquer une petite boutique originale. L’intelligence est d’écouter la vie et de devenir son confident.

En hommage à l’Italie

L’Italie socialement m’a rendu la parole. Je ne savais pas la langue, or j’ai, à l’imprévu, pu la saisir dans tout ce qui est élémentaire, ce qui pouvait d’ailleurs ensuite me rendre plus aisée « la poésie ». Ce n’est pas Paris, c’est la Province qui m’a délié l’esprit. L’Italie semble offrir directement ce dont la Suisse romande se détourne: une immédiateté orale, une complicité avec le secret intime. Le tragique est caché différemment.

Maurice Chappaz, Quelques gouttes de pluie d’une vie avec Gilbert Rossa, Conférence n°21, automne 2005, pp. 295-296

(Lecture: il y a au royaume de la fiction un village situé entre Stendhal et Borgès qui s’appelle Sciascia. Il ne grandira plus désormais mais ses rues – que je connais mal – , à la fois étroites et aérées, sont très belles. En général, la qualité de la littérature italienne contemporaine est une discrétion qui étonne: un art de créer des paraboles sans leur dérouler de tapis, une façon pour ainsi dire pragmatique d’écouler la mélancolie.)

Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde, Plon, p. 115

La relation de soin

Le soin, le souci, l’attention, sont autant de notions qui résument une norme forte du rapport à l’autre; elles semblent porter en elles-mêmes leur signification morale mais, au-delà de cette évidence, il y a aujourd’hui un courant philosophique qui fait de ces notions, et tout particulièrement de la notion de soin, le socle d’une morale radicalement nouvelle, qui serait au-delà de la morale des règles, de la morale des responsabilités ou de la morale des vertus. L’enjeu est de placer, à côté de l’armature de la philosophie morale, une relation de soin fondatrice du rapport à l’autre et fondatrice du rapport à soi. A l’origine d’une morale, mais également d’une politique.

France Culture, émission du 22/11/2012, Monique Canto-Sperber reçoit Frédéric Worms (professeur à Lille III): Que veut dire une éthique du soin ?