Le poème est insulaire

Il est toujours ahurissant de constater que ce sont les mots de la LANGUE QUOTIDIENNE que nous employons également dans le poème. (…) Oui, même le poème comme totalité, et justement celui-là, acquiert une nouvelle « clarté » dans le cadre du langage quotidien. D’où cela peut-il bien venir ? Certainement du fait que chaque poème est INSULAIRE, c’est-à-dire existe hors du désordre infini du réseau langagier quotidien, et que, grâce à cet isolement et à cette insularité, chaque objet a justement une chance d’atteindre la beauté (…).

Günther ANDERS, Écrire de la poésie aujourd’hui, in Conférence n°21, automne 2005

L’état du réel

Ce conglomérat d’objets et de circonstances que nous avons coutume d’appeler « le réel », et qui conditionne aussi bien nos pensées que nos comportements, ce réel donc, n’est ni stable ni immuable. Cette précarité détermine et conditionne le phénomène poétique dans son principe même.

Il n’est pas nécessaire de rêver, d’être ailleurs, ni même de s’abîmer dans les gouffres de la métaphysique, pour se trouver soudain au coeur du flux des sentiments, des sensations, des souvenirs et des désirs qui irrigue toute parole poétique. L’imperceptible transformation qui modifie, de seconde en seconde, l’état du réel y suffit largement.

Gil JOUANARD, L’eau qui dort, p. 9

Programmer l’obsolescence

Dans les débats sur la durabilité – entendue comme la faculté de durer dans le temps, d’être pérenne – la programmation de l’obsolescence1 qu’organisent les industries des biens de consommation est sans conteste le modèle le plus pervers.

Si le soi-disant « progrès » avance avec un tel rythme, note Günther ANDERS, c’est que l’industrie telle qu’elle est devenue ne poursuit pas d’autre but que de livrer à l’obsolescence aussi vite que possible ses produits déjà vendus afin de garantir ainsi la continuité de sa production. (…) Si progrès désigne encore quelque chose, c’est alors le progrès dans la fabrication du périmé.2

Le progrès et les progressistes

Comment marche le progrès ? (…) Le progrès, c’est de rentrer en soi, de ne rien y chercher, de se contenter de ce qu’on y trouve. Le progrès, ce n’est pas de progresser ; le progrès, c’est de régresser pour récupérer, pour reconnaître, pour raccommoder, pour s’approcher humblement du mystère et mieux l’écouter. Les crabes marchent sur le côté. L’allure des humains dignes de ce nom est plus complexe. Pour avancer, il leur faut reculer ; et pour monter, descendre. Ils compriment au maximum le ressort de la vie qui est en eux jusqu’à ce que, sans rien leur expliquer de ses raisons, il les catapulte où ça lui chante. Bien sûr il existe aussi des gens qui confondent la vie avec une course en sac et vont devant eux aussi loin et aussi vite qu’ils le peuvent jusqu’à la bûche. Ainsi font les tyrans, les managers, les chauffards, les illuminés.

Jean SUR – Le marché de Résurgences 35

Et, en écho, je note dans ce sens une évocation du « lâcher-prise » par Elisabeth GODFRID:

Le paradoxe du progressiste, c’est qu’il pense beaucoup plus au passé qu’à l’avenir. Sa tension vers l’objectif à atteindre, qui réduit son champ de vision en imposant à ce prophète de disgracieuses œillères, le fixe aussi, surtout s’il est sincère, sur l’obsession d’un présent à dépasser qu’il a précisément la hantise constante de ne pas dépasser, ou pas assez. Le progressiste met ses espoirs dans un horizon qui recule toujours, mais ce maudit présent à quitter et à oublier devient un modèle négatif qui le paralyse ; en quelque sorte une paire d’œillères de secours.