Des bâtons de pluie

Dans l’être de la pluie, ce qui retient, c’est avant tout le changement d’élément, l’eau venant portée par l’air, tombant du ciel comme un don parfois exubérant mais figurant toute manne. C’est aussi la perfection selon laquelle l’Un se divise en gouttes et n’existe que par cette dispersion à la fois régulière et aléatoire, chaque goutte tombant avec toutes les autres et pourtant seule, déviant selon le clinamen puis se perdant dans le final d’une éclaboussure. Ainsi en va-t-il avec le langage, qui ne préexiste pas à la division infinie qui le forme: et si tout entier le langage est une pluie, alors chaque phrasé est une averse – une certaine quantité de sens formé comme une chute vive où chaque goutte distincte forme avec ses compagnes l’unité à recueillir. La plupart du temps, il est vrai, en pure perte, le sens ne formant qu’une vapeur ou une flaque. C’est pourquoi les livres, où le sens (ou du sens, comme on dit de la pluie) est recueilli, sont en quelque façon l’équivalent des bâtons de pluie des Indiens d’Amérique du Sud: faisant réentendre le sens, et priant pour qu’il revienne.

Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, Seuil, p. 161-162

La marelle

J’imagine un lecteur (c’est facile, nous en connaissons tous, et nous lui ressemblons quelquefois), un lecteur qui ne pourrait lire qu’avec un crayon à la main: pour souligner un passage, entourer un mot, écrire dans la marge, et laisser ainsi une trace de sa présence, comme les pélerins d’autrefois déposaient une pierre sur leur passage, une pierre qu’on appelait une marelle. (…)

Gérard Macé, Marelle, in Les impressions de Pierre Alechinsky, Paris, BNF, 2005, p. 11

J’ai un très ancien respect des livres, qui longtemps m’a fait répugner à prendre des notes dans les ouvrages que je lisais. Mais depuis plusieurs années, je suis de ces lecteurs qui annotent leurs livres. Mon père était de ceux-là et j’ai hérité de livres dont les marges sont couvertes de commentaires très pertinents, dont je profite aujourd’hui.

Je me défie des livres

Je me défie des livres alors que j’y passe le plus clair de mon temps. Non, je me défie de moi-même parce que les livres m’offrent, souvent, une version approchée de ma propre expérience et que je m’en remettrais volontiers à eux du soin de s’acquitter pour moi du pénible travail d’élucidation en quoi écrire consiste (…)

Pierre BERGOUNIOUX, Conversations sur l’Isle, p.17