Un terrain vague

Et ici le réel – les gens, donnés comme une masse, milliers de mémoires actives se croisant, autrefois dans les fumerolles, aujourd’hui sous le cliquetis des tableaux d’affichage automatiques, tressant de phrases effilochées, condamnées au désordre par la violence impressionniste du lieu. (…) Partout et toujours la gare est comme un terrain vague où n’importe quelle bouture humaine peut prendre et où flotte, mais comme impuissante, une vague rumeur solidaire.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 90

L’eau et la mémoire

(…) au moment de la plongée l’émotion qui étreint est toujours celle d’un monde entièrement étranger, qui ferme à la fois la bouche et les oreilles et où la peur semble être liée à l’absence de toute possibilité de parler. (…) Le fait que dans l’eau les traces soient vite effacées est en relation avec le silence abyssal. L’effacement rapide du sillage est le signe avant-coureur de l’engloutissement. Pourtant, et par cela même, l’eau, et surtout l’eau immobile et calme, est liée depuis toujours à la mémoire: là où tout est englouti, tout est peut-être intégralement conservé.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 64

Le trou de mémoire originel

C’est par un énorme trou de mémoire que nous entamons notre route, l’enfance proprement dite ne commençant vraiment qu’au-delà, quand la surface d’inscription devient, et dès lors pour toujours, l’espace d’un dépôt continu.

Jean-Christophe BAILLY, Tuiles détachées, p.12