L’expressivité du sensible

Mai 2013, Paris.

Je passe une attentive après-midi avec Thierry Heynderickx [Expressivité du sensible]. Il nous parle de l’expressivité, des émotions, et nous fait travailler. Nous sommes six participants. La journée est froide et pluvieuse.

Je note ensuite ce qui rencontre mes préoccupations de musicien, dans ma pratique de direction de chœur. J’ai le plaisir de la reconnaissance: j’y suis pleinement, c’est – dans le travail proposé par Thierry – très exactement ce que je cherche depuis des années.

La relation au corps en mouvement ne trouve pas seulement sa place dans le travail du comédien ou du danseur, mais dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous.

C’est une relation perceptive, attentionnelle : comment développer l’attention lucide, délibérée, soigneuse, à l’expressivité ? [L’expressivité qui est à entendre comme un rapport qualitatif à son expression].

En privilégiant une continuité qualitative, dans le mouvement, pendant l’action et non après celle-ci. Une présence attentive et continue au mouvement de la vie.

L’expression touche alors au plus intime, à l’espace des émotions. Ça m’intéresse, ce double objectif : l’exposition de l’intime, qui est aussi un risque à ne pas sous-estimer; et, en amont, un accès à l’intime : comment, par quel moyen – respectueux et maîtrisé, puis-je solliciter les chanteurs pour nourrir leur expression individuelle et collective ? Ne plus avoir peur jusqu’à devenir transparent, écrit E.Barba.

Nous le savons d’expérience: le travail vocal polyphonique, en petit groupe particulièrement, est un espace de mise en danger, quand il s’agit d’exposer des émotions.

Ce qui m’intéresse précisément ici, c’est la prise de conscience du rôle du corps, essentiel pour l’émergence de la force créatrice. Elle n’est pas un mouvement intellectuel, elle est éveillée, développée, elle s’épanouit dans le travail du corps en mouvement, pour autant que ce travail se fasse dans une relation attentive à soi, qu’il soit accompagné avec soin, avec sollicitude.

J’en suis convaincu : l’expressivité s’incarne, c’est bien une expérience organique, physiologique. Il n’y a pas de césure entre l’esprit et le corps, nous sommes, comme l’écrit Tim Ingold, des organismes-personnes [in Marcher avec les dragons]. En conséquence, dans mon travail avec le chœur, je tente de mettre en œuvre exactement ce lien et de supprimer tout clivage: pour mettre en relation (sonore, physique, mentale, émotionnelle, …) les chanteurs, au-delà de l’expressivité individuelle, dans un espace d’émotions partagées, d’expression collective, comme des « nexus composés de fils noués dont les extrémités détendues se répandent dans toutes les directions en se mêlant à d’autres fils dans d’autres nœuds. » (T.Ingold, Marcher avec les dragons, p. 9).

Ce qui émerge alors, ce n’est pas un bouquet d’expressions individuelles, mais bien un faisceau unique, original, d’une expression collective. Mais qui n’efface pas – c’est là sa force dynamique, la singularité.

Je considère comme essentiel que cette expression collective soit partageable, tant à l’intérieur du groupe/collectif créateur qu’avec le public/ l’auditeur/le spectateur.

Enfin, parce que la compréhension de tout ceci se fait par la pratique, dans un processus de qualification (et non par acquisition), il faut donc travailler sur

  • la prise de conscience du corps – son potentiel de créativité ;
  • l’attention qualitative au mouvement – celui de la respiration, celui des membres, de la tête, du bassin, …
  • l’accès sans risque aux émotions, en s’autorisant l’expression de l’intime ;
  • l’authenticité du rapport à soi – indispensable pour toucher vraiment à l’expression artistique (sinon, mieux vaut regarder la télé !) ;
  • la prise de conscience de l’unicité expressive du corps chantant ;
  • la prise de conscience du caractère particulier de l’action de chanter : à la fois dans la maîtrise technique et dans le lâcher-prise ;
  • la continuité qualitative dans l’action de chanter (ensemble) ;
  • l’écoute attentive de l’émergence d’un ensemble inouï, entièrement neuf ;
  • la prise de conscience du phénomène de tissage, de lien polyphonique étroit, serré, dense, … ce tissage étant en perpétuel mouvement, n’est pas la réalisation d’une idée préconçue !
  • la maîtrise du risque individuel et collectif (émotions oui, expressivité oui, mais jamais de mise en danger) – parce que nous devons rester sur le champ de la pratique artistique; l’accès à l’intime ne doit pas faire basculer dans le champ thérapeutique.

Je note ici que le travail musical vocal porte des enjeux et des difficultés propres à hauteur de la richesse de la pratique et de l’apport du collectif. Mais est-ce plus vrai en musique qu’en danse ou en théâtre ?

[La suite dans L’expressivité du sensible II]