Tatami

L’agrément qu’il y a à dormir sur le tatami, c’est d’avoir ainsi le dos collé au sol, de faire corps avec la terre et — quand le calme et le silence de la nuit le permettent — de sentir et de partager la vaste rotation dans laquelle elle vous entraîne. Les couvertures tirées jusqu’au menton, les mains à plat le long du corps on fend l’espace comme un boulet chauffé au rouge. On pense aux autres corps célestes, aux orbites qui s’infléchissent et qui divergent, aux attractions, aux répulsions, aux lentes figures qui se tracent à des vitesses inconcevables.

Nicolas BOUVIER, Le vide et le plein

Voyages

Les lueurs de l’Est ne dorent pas les eaux du rivage, et les lumières de l’Ouest ne recouvrent pas l’homme qui regarde.

Seul jusqu’au destin du rivage résonne le chant de ceux qui s’en vont: Adieu, étranger aux visages enfouis.

Penti HOLLAPA, Depuis le rivage

Mes voyages, comme autant de chemins ouverts et autant de pertes. Le mystère de ce parcours. Et les écrivains voyageurs. Le premier d’entre eux: Nicolas BOUVIER [L’usage du monde], et bien d’autres, à leur façon: Jacques LACARRIERE, Ella MAILLART, Laurie LEE, Albert LONDRES, Claudio MAGRIS, …

Une illusion

L’écriture naît d’une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d’écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps — comme un révélateur qu’on porte à température — elle devient réalité, j’écris et je m’ajuste aux exigences de l’écriture. L’écriture c’est mon théâtre et si je ne sais pas toujours comment la pièce commence, je sais par contre qu’elle finit bien. Chaque fois que je me laisse déranger, c’est comme si on rallumait dans la salle, comme si des spectateurs se levaient et partaient bruyamment avant que la moindre phrase d’un peu de portée et de poids ait été prononcé sur la scène. L’illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c’est un moteur parmi d’autres, c’est une variété roturière de l’acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports étroits entre l’illusion et l’édification de l’être, ceci permettant souvent cela.

Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein, p.18

Et le même, plus loin [p.120]:

Avez-vous vu un chirurgien mécher une plaie ? des mètres et des mètres de gaze souillée de pus avant d’arriver au sang frais. Il y a de ça dans l’écriture : une litanie qui peu à peu se débarrasse de tout ce qui n’est pas elle, un flot qui graduellement se purifie. accepter l’incohérence et l’hémorragie pour vider son être, le pacifier et entrer dans celui des autres.

Le bon usage du monde

« Je veux m’en aller, loin », déclare Jacob à son vieux père. Et celui-ci, surpris: « Loin d’où ? » Il y a beaucoup d’arrière-pensée profonde dans la réponse interrogative du vieil homme: on n’est jamais loin de Dieu, si Dieu existe, on n’est jamais si loin qu’on voudrait du malheur, ou du chagrin qui sûrement existe, on n’est jamais loin de soi-même…

Cette phrase, je la note dans un ouvrage de Claude ROY, Le Bon Usage du Monde, publié en 1964 par les éditions Rencontre (Lausanne), dans la belle collection L’Atlas des voyages – qui demeure, près de 50 ans plus tard, une référence notamment par la qualité de l’iconographie réunie dans chacun des volumes.1 Je suis intrigué par la coïncidence: après plusieurs tentatives auprès d’éditeurs parisiens, c’est en 1963 que Nicolas BOUVIER a publié chez Droz (Genève) son magnifique récit, intitulé … L’Usage du monde. La similitude des titres est frappante. Est-elle due à ce hasard qui inscrit une forme dans un moment donné ? L’écho se complète pour moi, à partir de la citation de Roy [… on n’est jamais loin de soi-même…], dans celle de Bouvier (que je cite ici dans Vous détruire).