Déposséder la terre

Un jour, il y a de cela plusieurs années, je servis de guide dans Cracovie à un ami, un être d’exception, un dissident. Je voulais lui faire plaisir et lui montrer les endroits que n’indique aucun guide, lui faire découvrir les itinéraires de mes promenades, traversant la ville en diagonale par les jardins, les parcs et les vergers, à côté des vieilles maisons bourgeoises et des églises Renaissance. (…) Mais j’eus tôt fait de remarquer que mon ami ne prêtait attention ni aux murs ni aux arbres, il parlait uniquement du mouvement d’opposition, de ses perspectives, des ses chances et de ses dangers.

Voilà ce que signifie déposséder la terre. Les conquêtes territoriales ne consistent pas seulement à déplacer des frontières et à imposer un gouvernement indésirable. Elles se manifestent aussi en nous empêchant de voir la terre. La terre, ce qui dure tout en se renouvelant à chaque saison et dans nos pensées, la terre en tant qu’objet de contemplation cesse de nous intéresser. Nous ne pensons fébrilement qu’aux changements, nous prenons feu et flamme pour un mouvement qui vise à rendre la situation meilleure.

Dans les petites annonces des journaux figurent d’ordinaire des rubriques « biens immobiliers » et « biens meubles ». Nous pourrions de la même façon dresser l’inventaire du monde entier. Autant les climats révolutionnaires que les climats contre-révolutionnaires font que nous sommes attirés par les « biens meubles », et que nous oublions les « biens immobiliers ». (…)

Je ne sous-estime pas les « biens meubles ». Si on les oubliait, cela se ferait au détriment des « biens immobiliers ». (…)

Voilà pourquoi je pardonnai facilement sa distraction à mon éminent ami. Je me dis alors qu’en parcourant à deux les vieux quartiers de Cracovie, nous étions comme deux auteurs associés: l’un de nous était spécialiste des biens meubles, l’autre des biens immobiliers.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

Le retrait, la dépossession

Jean SUR, Marché de Résurgences, XXXIX

Un physicien, qui est aussi un spécialiste du Talmud, explique que, pour créer le monde, il a fallu que Dieu, qui tenait toute la place et auprès de qui rien ne pouvait exister, se retire, s’absente, s’exile; c’est ce retrait qui a rendu la création possible. Ce Dieu-là n’est pas le boss dont Obama, fidèle en cela à Bush le fils, promet de « faire le boulot ». C’est l’Émigrant, ou l’Émigré, c’est l’Être ailleurs. Pour ce savant, il y a, sur ce point, concordance entre la théologie et la physique: les particules de la matière, comme d’ailleurs les lettres qui composent les mots, sont mis en scène, ou plutôt mis en vie, par le vide ou l’intervalle qui les sépare. La création serait donc retrait, dépossession. Juste le contraire, remarque ce physicien, des fantasmes de toute-puissance qu’alimentent les jeux électroniques.

Dans le travail musical aussi, dans cette création sans cesse renouvelée, la rencontre n’est possible que dans un mouvement de retrait et de dépossession de soi. C’est aussi le long apprentissage du lâcher-prise. Mais c’est encore l’affirmation que la création n’est possible que parce que chaque chanteur, chaque musicien accepte de laisser de la place aux autres. Et d’abord à soi-même, comme autre de l’autre. Ce qui renvoie à cette absolue nécessité du centre, de cette stricte et puissante individualisation dont je parle par ailleurs, sous le titre de La confrontation créative.

Il y a des manières d’illustrer cette idée-force, de la mettre en pratique, notamment dans la mise en espace du chœur, dans la mise en scène, je dirais plutôt la « mise en vie » par l’intervalle, par la distance, par le vide. Physiquement, en chantant loin l’un de l’autre, dans la distance qui sépare et l’écoute qui relie, mais aussi métaphoriquement, en travaillant sur les intervalles, à la fois comme « accord » et comme séparation/polyphonie/polyrythmie.