Le poteau d’angle

Jaccottet1J’ai noté, il y a bien des années déjà, ce très beau texte de Philippe JACCOTTET [extrait de Notes nocturnes]. Il éveille un écho: les Poteaux d’angle de Michaux. J’aime l’idée de ces piles sur lesquelles s’appuyer, de ces poteaux auxquels on s’adosse. Nos découvertes – de lecteurs, d’auditeurs, d’artistes – sont progressivement remplies de ces poteaux. Ils forment, petit à petit, une véritable forêt.

Adossé, vermoulu,
à ce pilier à peine moins précaire,

j’aimerais ne plus délivrer que des paroles
qui éparpillent les toits
(car même un toit de paille pèse trop
s’il vous sépare du rucher nocturne).

Des paroles pareilles
aux actes des fleurs, bleus ou rouges,
à leur parfum.

Je ne veux plus des labyrinthes,
même pas d’une porte :

juste un poteau d’angle
et une brassée d’air.

Déliés les pieds, délié l’esprit,
libres, mains et regards :

alors, le deuil nocturne
est entamé par en bas.

L’éventail de la nature

Dans la vie d’un homme la quantité d’émotions assimilable par lui n’est pas infinie. Beaucoup même arrivent bientôt au bout. Plus grave, l’éventail de ce que tu peux ressentir n’a qu’une ouverture limitée. A grand-peine, avec de grands risques ou avec de la chance ou beaucoup de ruse, tu arriveras un peu plus quelquefois à l’ouvrir, quelque temps. Mais l’éventail de la nature est ainsi fait que, si tu n’y veilles constamment, il rétrécit bientôt sans cesse jusqu’à se fermer.

Henri MICHAUX, Poteaux d’angle, p.45

Ma note: Bien sûr, la pratique artistique accorde au praticien une forme de familiarité avec l’espace des émotions, qui peut apparaître, aux autres, comme un avantage, un don, ou plus simplement une expertise virtuose. Je pense surtout qu’elle maintient ouvert l’éventail, le plus largement et le plus longtemps possible. Ce ne sont ni ruse, ni chance, mais une attention constante, un éveil permanent.

Ma note 2: Ce petit recueil [Poteaux d’angle] est passionnant de bout en bout. A lire.

Ma note 3: Le poteau d’angle, c’est aussi celui de Philippe Jaccottet, dans un très beau texte [Notes nocturnes].

L’étonnante éternité

Philippe Jaccottet, dans une lettre adressée à André Dhôtel, le 31 octobre 1984, lui écrit ceci:

J’ai lu votre nouveau livre (Histoire d’un fonctionnaire) avec le même sentiment de bonheur et de connivence que tous les autres: je ne me lasse jamais de vos fables, vous le savez. Il y a page 243 un paragraphe sur la pluie et l’ « étonnante éternité » que je vais recopier pour l’avoir à portée de la main comme d’autres garderaient un rameau béni. (…)

Ce paragraphe étonnant, le voici: c’est la magie de l’écriture de Dhôtel, qui nous ouvre au monde…

Qu’y avait-il qui ne disparaissait pas, qui ne pouvait disparaître ? La présence de la pluie, bien sûr.  Quelle sorte de présence ? Une vague idée de l’éternité à cause de l’inlassable retombée et du bruit multiplié des feuilles sous l’averse, et dans les flaques d’eau ces sons de guitare extrêmement fragiles. Oui ce qui comptait, si éternité il y avait, c’était justement une étonnante fragilité. Ce qui comptait, c’était l’étonnement lui-même, non pas celui de Florent tout abruti, mais bien de la terre, de l’eau des feuilles, de l’aveugle brume partout répandue. Alors si le monde était réduit à l’étonnement, pourquoi n’y aurait-il pas l’étonnante éternité ?