La nuit

Que devient cette clarté surnaturelle lorsque l’obscurité et la nuit tombent sur les âmes ? Clic – les étoiles explosent au-dessus du peigne de la montagne. Une, deux, puis d’autres. D’abord les plus dures, les blanches pointues comme des couteaux d’un acier surnaturel, jusqu’aux plus infimes enrobées dans l’obscurité comme les pierres recouvertes de vase dans la rivière.

Que devient cette lumière qui, telle la lampe torche du gardien de nuit, devrait tomber sur les dormeurs, les fourbus, sur ceux qui ne sont plus conscients, enfermer leurs coeurs dans son cercle doré pour qu’ils aient la force de se lever le matin et de tout reprendre depuis le début ? La carte noire de la nuit se déploie au-dessus des horizons. Les pics et le tours ne sont pas suffisamment durs pour les transpercer. Les villages sont des pansements sur la joue de la Terre, les routes des égratignures, les villes une heure après minuit des éruptions de boutons, et trois heures avant l’aube, rien ne présage la résurrection ou le pardon, bien qu’il y ait plus de ciel que de terre. Nuit, nuit, nuit, le forgeron Kruk dans son sommeil raconte une histoire sans fin, aussi longue que la vie de tous les hommes, comme s’il voulait tout confesser, tout, tout ce qu’il a vu ou entendu, confesser toutes ses actions, bonnes, mauvaises ou neutres, puisque la vie est probablement une variété de péché, ça on peut l’oublier le jour, mais la nuit est sans pitié; Lewandowski le sait, Gacek et Edek aussi, tout le monde le sait, quand la raison dort, les actions passées ou futures tombent sur la poitrine de leur poids inexprimable. Le coeur bat à peine, s’immobilise presque, pompe difficilement le sang pétrifié, même la plus petite goutte de clarté ne parvient pas à diluer la matière densifiée de la peur, et la seule chose à faire est d’attendre que la peinture bleu marine de l’aube recouvre les vitres. C’est tout.

Andrzej Stasiuk, Seconde nuit, in Contes de Galicie.

Déposséder la terre

Un jour, il y a de cela plusieurs années, je servis de guide dans Cracovie à un ami, un être d’exception, un dissident. Je voulais lui faire plaisir et lui montrer les endroits que n’indique aucun guide, lui faire découvrir les itinéraires de mes promenades, traversant la ville en diagonale par les jardins, les parcs et les vergers, à côté des vieilles maisons bourgeoises et des églises Renaissance. (…) Mais j’eus tôt fait de remarquer que mon ami ne prêtait attention ni aux murs ni aux arbres, il parlait uniquement du mouvement d’opposition, de ses perspectives, des ses chances et de ses dangers.

Voilà ce que signifie déposséder la terre. Les conquêtes territoriales ne consistent pas seulement à déplacer des frontières et à imposer un gouvernement indésirable. Elles se manifestent aussi en nous empêchant de voir la terre. La terre, ce qui dure tout en se renouvelant à chaque saison et dans nos pensées, la terre en tant qu’objet de contemplation cesse de nous intéresser. Nous ne pensons fébrilement qu’aux changements, nous prenons feu et flamme pour un mouvement qui vise à rendre la situation meilleure.

Dans les petites annonces des journaux figurent d’ordinaire des rubriques « biens immobiliers » et « biens meubles ». Nous pourrions de la même façon dresser l’inventaire du monde entier. Autant les climats révolutionnaires que les climats contre-révolutionnaires font que nous sommes attirés par les « biens meubles », et que nous oublions les « biens immobiliers ». (…)

Je ne sous-estime pas les « biens meubles ». Si on les oubliait, cela se ferait au détriment des « biens immobiliers ». (…)

Voilà pourquoi je pardonnai facilement sa distraction à mon éminent ami. Je me dis alors qu’en parcourant à deux les vieux quartiers de Cracovie, nous étions comme deux auteurs associés: l’un de nous était spécialiste des biens meubles, l’autre des biens immobiliers.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

L’herbe

Si immensément données lui ont été la vie et la sensibilité que l’herbe en même temps, plus que le désert encore, quand elle a de grandes étendues, déploie sous nos yeux l’image d’un monde sans noms, d’où nous serions absents, et c’est cette immensité sans nom qui frissonne et soulève le coeur, comme un appel qui ne nous appelle pas, et se tait.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 94

Je me souviens de l’espace infini de l’herbe. Du moins est-ce aussi un souvenir composé par la nostalgie d’un pays inconnu mais familier, celui de la prairie comme étendue sans limite des plaines herbeuses de Hongrie, où pointent, à intervalle régulier, les puits à balancier; de Saxe, de Prusse orientale, de Pologne, à perte de vue. Tentation de l’Est, d’une origine rêvée. Mais je ne connais pas encore les plaines de l’Ouest du Canada, des Etats-Unis, ni les grandes plaines de Russie, et, plus à l’orient encore, la Mongolie, …

Transfer !

Au Théâtre du Nord, à Lille, ce 22 mai 2009.
Texte et mise en scène de Jan Klata (Pologne) – en allemand et en polonais.

Il est important de dater l’événement parce que, d’ici très peu de temps, cette pièce de théâtre – mais est-ce du théâtre ? – ne pourra plus être montée.  Les 10 personnages principaux sont les acteurs de leur propre histoire. Ils témoignent, à leur tour, de leur enfance et de leur jeunesse dans cet espace incertain de la Pologne de la fin de la 2e guerre mondiale. A Yalta, la modification des frontières de la Pologne est décidée par les trois grandes puissances, et le sort de populations entières est scellé: les habitants de l’est du pays, annexé par les Soviétiques, iront occuper les maisons, les fermes, les commerces des Allemands chassés de cette Prusse orientale qui devient, de facto, la partie ouest de la Pologne.

Le spectacle ouvre un espace de mémoire possible, dont nous sommes requis d’écouter le récit terrible. L’émotion est liée à la réelle présence de ces 10 « grands témoins » et à l’irrépressible nostalgie qui nous envahit à l’évocation des bonheurs disparus.

Ilse Bode, Angela Ubrich, Karolina Kozak, Hanne-Lore Pretzsch, Dietrich Garbrecht, Matthias Göritz, Jan Kruczkowski, Zygmunt Sobolewski, Jan Charewicz et Andrzej Ursyn-Szantyr.

Hommage leur soit rendu.