Les mots exacts

En tant que citoyen je vais vous dire ce dont j’ai vraiment peur, c’est que nous ne puissions pas inventer les mots de la riposte. C’est-à-dire que nous nous laissions à ce point déborder par ce mauvais gouvernement par l’appauvrissement de la langue politique.

Dès lors qu’on prend les mots, d’une certaine manière – que ce soient les mots anciens ou nouveaux, peu importe – mais dès lors qu’on se met, faute de mieux, de guerre lasse, à employer les mots de l’adversaire, ne serait-ce que pour dire : Bon ben, l’assistanat … – en fait c’est plus compliqué que ça, ça n’existe pas ; à partir du moment où on a utilisé par exemple ce mot empoisonné, assistanat, on a perdu. Vous dites : l’étranger, c’est exactement la même chose.

Et donc, c’est ce qu’il y a aussi de machiavélien dans cet état d’urgence d’aujourd’hui, ce qu’il y a de plus politique aujourd’hui est peut-être ce qu’il y a de plus poétique, c’est-à-dire notre capacité ou non d’inventer les mots exacts du constat.

Patrick Boucheron, sur France Culture, La grande table, Caroline Broué, 2e partie, 1/7/2016 [25’38’’]

Changement climatique

Il y a quelques jours, j’assistais à un colloque consacré à la conduite du changement climatique. Cette formulation – sur laquelle personne ne semble s’être interrogé – me semble bien étrange. On parle de, on échange sur, on met en œuvre la conduite du changement. C’est un poncif du conseil en organisation. Mais parler de conduite du changement climatique ! Peut-on conduire ce changement-là ? Ne serait-il pas plus approprié de dire n’importe quoi d’autre : observer, subir, supporter, suivre, anticiper, contrer, infléchir, modifier, éviter, laisser-faire, … le changement climatique. Ou, plus simplement : le penser. Mais cela suffit-il ? A défaut de pouvoir traiter cette question de la conduite du changement climatique, ne faut-il pas plutôt revenir sur l’inconduite des politiques, des marchands, des citoyens ? Ou encore, en inversant la formule: changer de conduite.

Mais nous avons soudain l’intuition qu’il est sans doute trop tard.

Trop tard par rapport à quoi ? Bien entendu, la question de la temporalité est centrale. L’urgence qui nous saisit est-elle réelle, objectivable, indépendante de nous ou relève-t-elle simplement de l’ordre de la pensée ? Pouvons-nous évaluer cette sensation diffuse, avons-nous vraiment conscience que nous sommes, sans le savoir, sur le fil du rasoir, sur cette arête entourée d’à-pics vertigineux que le brouillard de notre aveuglement nous dissimule jusqu’au dernier instant. Nous pensons sans doute encore avoir le choix : celui de subir courageusement comme celui d’éviter autant que possible le changement climatique. Alors qu’il n’y a probablement déjà plus de choix possible ; à cause de l’urgence – que nous percevons encore d’une façon illusoire comme celle d’un délai sans cesse ajouté ; à cause de l’étroitesse de l’arête sur laquelle nous courons. Le temps est-il, sur ce sujet, une contrainte dynamique ? Ou ne sommes-nous pas déjà au-delà du temps – quand penser l’urgence, c’est encore faire référence au temps, comme historicité, comme progrès, comme ligne de fuite ?

Nos postures – nos gesticulations – ne soulignent que l’irréversibilité du processus.

La seule attitude possible – parce qu’elle est digne, honnête et foncièrement optimiste sur le sort de notre humanité, est celle qui transforme les postures en actions, et crée ainsi de la communauté pour affronter l’avenir d’un monde devenu définitivement incertain.

Ecrire au temps des catastrophes

Comment écrire, au temps des catastrophes ? Quelle littérature est encore possible ? Elias Canetti – dans un essai qu’il dédie au journal du Docteur Hachiya d’Hiroshima, se demande ce que signifie survivre à une catastrophe d’une telle ampleur; et il répond qu’on ne peut s’en faire une idée qu’en lisant un texte qui, comme les notes de Hachiya, se caractérise par la précision et le sens de la responsabilité. « S’il n’était pas absurbe, écrit Canetti, de se demander quelle forme de littérature est indispensable aujourd’hui, je dirai: celle-ci ». [W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle].

Aujourd’hui, après Tchernobyl, après Fukushima, quelle littérature est encore légitime ? quelle forme d’écriture peut  encore être considérée comme indispensable ? Je ne suis pas loin de penser, comme Canetti, que c’est le sens de la responsabilité qui en est le sceau. Mais, à la précision, j’ajouterais: la colère et l’urgence. Le récit de Svetlana ALEKSIEVITCH, La supplication, Tchernobyl – Chronique du monde après l’apocalypse, est de cette trempe-là.

Le rôle des comédiens

J’observe et j’écoute avec attention la réalisatrice Solveig ANSPACH sur Arte le 13/07/2004. Elle parle du théâtre, de la création artistique. Elle en parle très bien, avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence. Elle dit : Il est difficile de traverser la vie comme en portant un plateau chargé de verres. 

Mais c’est précisément le rôle des comédiens, cette urgence, cette fragilité, et le mouvement de traverser notre vie/leur vie avec ce risque.