L’hommage au rocher

Pour dominer l’univers naturel, l’homme occidental s’est séparé de lui. Cette attitude héroïque, agressive et conquérante à l’égard de l’environnement est bien illustrée par l’exemple dans l’art des jardins classiques (…) où la nature est soumise, déformée, violée, réduite et taillée de façon à devenir entièrement conforme à une géométrie et un dessin que lui impose l’homme. Dans une telle perspective, rigoureusement anthropocentrique, les formes et les motifs naturels, non façonnés de main d’homme, et dont la complexité mystérieuse ne reflète celle d’aucun cerveau, acquièrent automatiquement quelque chose de menaçant. Leur autonomie hermétique limite et met en question l’empire de l’esprit humain. Les Chinois, eux, avaient renoncé à dominer la nature afin de demeurer en communion avec elle. (…) On pense aussitôt au geste exemplaire de Mi Fu, représentant admirable et typique de l’esthétique chinoise à son point d’apogée (XIe siècle) : Mi, arrivant au poste de l’administration provinciale où il venait d’être nommé, mit ses vêtements de cour, mais au lieu de faire d’abord sa visite de courtoisie au préfet local, il alla présenter ses hommages à un rocher célèbre pour ses formes fantastiques.

Simon LEYS, La forêt en feu, in Essais sur la Chine, p.585-586

L’espace intérieur

Comment être pensé par la nature.

C’est comme s’il y avait une merveille constante autour de nous dans la nature, mais qui ne peut être touchée réellement… Qui peut être observée tout le temps, mais qui ne peut être touchée réellement que dans l’espace intérieur qui est en nous, qui est beaucoup plus immense qu’on ne l’imagine ; la nature ne peut correspondre à cet espace intérieur qu’à l’improviste, par surprise, tout à coup. Et il faut laisser un rythme physique avec la marche, le pied, le souffle, la respiration et puis l’esprit en même temps, libre par rapport à cela. Regarder, détailler le monde sans insister, pouvoir s’en apercevoir. (…)

Maurice CHAPPAZ, A-Dieu-Vat, Entretiens avec Jérôme Meizoz, p. 99

La mémoire, masculin, féminin ?

(Comme) le même mot, à une nuance vocalique négligeable près, le même mot hébreu ZaKHaR dit à la fois le « masculin » et la « mémoire », l’auteur (d’un commentaire talmudique) en conclut que le mot NeQeVa qui dit le « féminin » – et qui signifie étymologiquement trou – n’est certainement pas à entendre autrement que comme « trou de mémoire ». Il plaide pour la pertinence de son propos en relevant que le corps féminin, pourvu de l’horloge biologique flagrante que constituent les règles, permettrait aux femmes ni plus ni moins que l’oubli… Il s’agit bien sûr d’une vision du monde agencée et portée par la langue hébraïque. On la retrouve pourtant dans la langue arabe – il est vrai que les deux langues sont très proches. La langue arabe désigne elle aussi le masculin et la mémoire par le même mot DKaR – notez la proximité phonétique avec ZaKHaR. Mais elle va plus loin encore en désignant les femmes par le mot NSa, qui dérive du radical ANaSa, lequel signifie « oublier » et par extension « distraire ». Serait-ce à dire que les femmes ne s’encombreraient pas du superflu, privilégiant le seul essentiel ? (…)

Aldo NAOURI, Le temps dans l’amour et la relation thérapeutique, in Conférence n°26, p. 32-33

Le travail de deuil / incarnation

Le discours de l’historien reconduit les morts, les ensevelit. Il est déposition. Il en fait des séparés. Il les honore d’un rituel qui leur manque. Il les pleure. Car toute quête historique cherche  à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires. L’histoire est aussi une des modalités du travail de deuil, tentant d’opérer — avec bien des difficultés de tous ordres — l’indispensable séparation des vivants et des morts.

Annette WIEVIORKA, Auschwitz 60 ans après , pp.280-281