Etre un hôte

Être un hôte (客), c’est être un objet (客体). La langue japonaise ignore les notions de sujet et d’objet. Aussi fallut-il créer des mots nouveaux à partir d’idéogrammes chinois. Le mot employé pour « sujet », shutai (主体) se compose du signe renvoyant à l’hôte donnant l’hospitalité (主) et de celui signifiant « corps » (体). Pour moi le sujet est donc le corps de celui qui accorde l’hospitalité. L’objet, lui, ressemble au corps de l’hôtesse recevant l’hospitalité.

Yoko Tawada, Trois leçons de poétique, p. 56

Le manuel de langue

Un manuel de langue est fait pour être lu plusieurs fois à haute voix. On apprend par cœur des listes de vocabulaire où se rencontrent poétiquement des mots qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et l’on apprend la grammaire en lisant des textes sur le pays. Mais le savoir n’atterrit pas pour autant dans le tiroir prévu pour lui, il reste en travers de la gorge, il dérange le corps du citoyen. Quand on fait des exercices de langue, on forme des phrases radicales, exprimant alors des choses qu’on n’aurait jamais dites sans cela. Parfois aussi, on s’endort et on rêve, car cela fait aussi partie de l’apprentissage d’une langue. (…)

Yoko TAWADA, Trois leçons de poétique, p. 34

La violette de Goethe

Un jour, je me suis mise hors de moi parce qu’une amie avait coupé pour la mettre dans un vase une belle fleur mystérieuse qui s’épanouissait sans façons sur le versant escarpé d’une montagne. La violette de Goethe1 n’éveille pas ma pitié, car elle parle allemand, mais une fleur qui ne parle aucune langue humaine ne doit être ni piétinée ni coupée pour le vase. J’ai toujours été attirée par les êtres vivants qui n’ont aucune relation, ou qui ont une relation mutilée, avec les langues des humains.

Yoko TAWADA, Trois leçons de poétique, p. 27-28

Faire le tour du globe ?

Lorsque j’ai commencé à écrire en allemand, distinguer le ciel d’un ciel était pour moi un problème grammatical. Comment savoir qu’une chose existe une fois ou plusieurs ? Pour être certain de la singularité d’une chose, il faut une vue d’ensemble sur l’univers entier. J’apprenais en cours de langue qu’il faut écrire « une porte » quand il y en a plusieurs autres, tandis que s’il s’agit de la porte d’entrée, je peux écrire « la porte d’entrée ». Comment puis-je vraiment savoir s’il y en a une autre ou si celle que j’ai devant moi est bien la seule ? Faut-il commencer par fouiller l’immeuble entier ? Faut-il, à chaque fois qu’on doit décider de l’article à employer, faire le tour du globe en bateau pour contrôler l’ensemble ?

Pour moi, écrire en allemand, c’est faire comme si s’offrait à mes yeux une image du « tout ». Il faut aussi garder une vue d’ensemble sur le temps. Et pour cela, le temps doit avoir un début et une fin. Le lapin d’hier, une fois qu’il s’est montré dans le texte, s’appelle le lapin et pas un lapin. Mais les lapins sont connus pour se multiplier rapidement et partout. Comment savoir si le lapin que je vois est le lapin ? Et comment en irait-il autrement chez les dieux ? Eux aussi se multiplient vite et partout, sinon il n’y aurait pas tant de dieux rien qu’au Japon.

Yoko TAWADA, Trois leçons de poétique, p. 24