Depuis quelques années, j’ai l’occasion de me rendre à Limoges, une ou deux fois par an, par le train. J’arrive quand la nuit est tombée, après six ou sept heures de voyage. En sortant de la gare, je me dirige vers un petit hôtel proche, parfois le même, parfois un autre, mais sur le trajet duquel j’ai la chance de pouvoir me retourner et admirer, sous le ciel nocturne, la gare illuminée. Et c’est chaque fois le même ravissement: le bâtiment éclairé, vide à cette heure – il n’y aura plus que quelques trains nocturnes avant la nuit complète, offre l’image étrange, chimérique et merveilleuse d’un décor de film fantastique.
Le langage dominant
Le langage dominant … et ses conséquences.
Margaret Thatcher1: Au 21e siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon.
Il est intéressant de noter l’articulation entre la langue et le modèle économique, le modèle de civilisation, et de voir comment et pourquoi les 3 dominations peuvent être funestes pour le destin du monde.
Après le petit-déjeuner, accompagné de quelques bris de vaisselle, monté sur le pont. De l’eau tout alentour – a lot of water, comme disait l’Américain qui trouvait la passerelle, à Port-Saïd, very clever. Façons de parler qui dénotent une certaine charpente, un laconisme dans la perception, et aussi dans les problèmes du sentiment. D’où, entre autres, le charme de la littérature américaine, surtout dans le dialogue. Les mots se changent en monnaies usées, qui peuvent entrer dans certaines fentes, en monosyllabes. Ils ont la valeur de jetons. C’est pour de telles raisons que dans les querelles mondiales, je parie plutôt sur les Américains que sur les Russes, déjà entravés par l’écriture cyrillique.
Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface I, p. 64
Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, et ils l’apprennent comme un espéranto qui a réussi, c’est-à-dire comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel.[foot]Je souligne.[/foot]Grand écart qui ne peut pas être sans conséquences : il fait penser à la porte inventée autrefois par Duchamp, qui n’ouvrait une pièce qu’en fermant l’autre.
Julien Gracq, dans un texte inédit, sur le site des éditions José Corti.
L’eau et la mémoire
(…) au moment de la plongée l’émotion qui étreint est toujours celle d’un monde entièrement étranger, qui ferme à la fois la bouche et les oreilles et où la peur semble être liée à l’absence de toute possibilité de parler. (…) Le fait que dans l’eau les traces soient vite effacées est en relation avec le silence abyssal. L’effacement rapide du sillage est le signe avant-coureur de l’engloutissement. Pourtant, et par cela même, l’eau, et surtout l’eau immobile et calme, est liée depuis toujours à la mémoire: là où tout est englouti, tout est peut-être intégralement conservé.
Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 64
L’herbe
Si immensément données lui ont été la vie et la sensibilité que l’herbe en même temps, plus que le désert encore, quand elle a de grandes étendues, déploie sous nos yeux l’image d’un monde sans noms, d’où nous serions absents, et c’est cette immensité sans nom qui frissonne et soulève le coeur, comme un appel qui ne nous appelle pas, et se tait.
Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 94
Je me souviens de l’espace infini de l’herbe. Du moins est-ce aussi un souvenir composé par la nostalgie d’un pays inconnu mais familier, celui de la prairie comme étendue sans limite des plaines herbeuses de Hongrie, où pointent, à intervalle régulier, les puits à balancier; de Saxe, de Prusse orientale, de Pologne, à perte de vue. Tentation de l’Est, d’une origine rêvée. Mais je ne connais pas encore les plaines de l’Ouest du Canada, des Etats-Unis, ni les grandes plaines de Russie, et, plus à l’orient encore, la Mongolie, …