Les souffles inconnus

Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les ignorants hallucination, ce qui s’appelait jadis fureur sacrée, ce qui s’appelle aujourd’hui, selon que c’est l’un ou l’autre versant du rêve, mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de l’esprit qui, persistant chez tous les poètes, a maintenu, comme des réalités, des abstractions symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou évoquées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde de l’art.
L’art respire volontiers l’air irrespirable. Supprimer cela, c’est fermer la communication avec l’infini. La pensée du poète doit être de plain-pied avec l’horizon extra-humain.
(…)
Donc songez, poëtes ; songez, artistes ; songez philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c’est fécondation. L’inhérence du rêve à l’homme explique tout un côté de l’histoire et crée tout un côté de l’art. (…) Seulement n’oubliez pas ceci : il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère.

Victor HUGO, Le promontoire du songe

Le rêve

(la plupart de nos rêves ne possèdent qu’une plénitude close. Désagréables ou heureux, leurs énigmes ont une sorte de suffisance dans laquelle nous pouvons sans fin nous tourner et retourner sans que rien ne change dans notre vie. Mais parfois, en des nuits très rares, il arrive qu’un songe constitue l’une de nos heures essentielles, qu’il éclaire, sans la moindre démonstration, le chiffre de nos jours, qu’il nous transporte là où notre désir d’infini et la conscience de notre finitude ne sont qu’un, là où les préoccupations de la vie usuelle, téléguidée et partant de faux maître, nous interdisent bien souvent de nous tenir : en notre âme même.)

Pascal RIOU, En notre âme même, Conférence n°22

Routes

Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. (…)

Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle devienne une ligne. Pour chasser un animal, ou retrouver quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les Inuits tracent une piste linéaire dans l’étendue et se mettent en quête d’indices menant à une autre piste jusqu’à atteindre le but recherché. Le pays entier est donc perçu comme un entrelacs de lignes et non comme une surface continue.

Tim INGOLD, Une brève histoire des lignes, Z/S

Les routes aux États-Unis suivent souvent le tracé d’anciennes pistes indiennes, et même certaines rues des grandes villes dont Broadway est l’exemple le plus célèbre. (…) Les Américains ont d’ailleurs ce qu’on peut appeler une « culture » de la route qui nous est inconnue en Europe (…). Il semblerait (…) que les grands sentiers de migrations indiens étaient tracés par les bisons. Les Indiens de toutes façons se déplaçaient beaucoup et facilement : ils pouvaient se dérouter au moindre prétexte — la visite d’un ami, une fête, un raid sur un village voisin. Les sentiers étaient de différents types avec des fonctions précises : celui qui mène aux champs, celui qui conduit au monde extérieur et puis aussi le fameux « sentier de la guerre » qui existait vraiment.

Gilles A. TIBERGHIEN, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses

Voir aussi, sur une autre page, Mémoires indiennes.

Le rythme – la cadence – le temps

Rythme, cadence. Le rythme est de l’ordre de la figure fluide, de la poussée, du pulsionnel ou du pulsatif, du pouls. La cadence, de l’ordre du battement, de la battue des temps, de la montre. Le continu et le discontinu du temps, ou bien le temps/les temps.

Jean-Luc Nancy et Mathilde Monnier, Allitérations, p. 113