Le poteau d’angle

Jaccottet1J’ai noté, il y a bien des années déjà, ce très beau texte de Philippe JACCOTTET [extrait de Notes nocturnes]. Il éveille un écho: les Poteaux d’angle de Michaux. J’aime l’idée de ces piles sur lesquelles s’appuyer, de ces poteaux auxquels on s’adosse. Nos découvertes – de lecteurs, d’auditeurs, d’artistes – sont progressivement remplies de ces poteaux. Ils forment, petit à petit, une véritable forêt.

Adossé, vermoulu,
à ce pilier à peine moins précaire,

j’aimerais ne plus délivrer que des paroles
qui éparpillent les toits
(car même un toit de paille pèse trop
s’il vous sépare du rucher nocturne).

Des paroles pareilles
aux actes des fleurs, bleus ou rouges,
à leur parfum.

Je ne veux plus des labyrinthes,
même pas d’une porte :

juste un poteau d’angle
et une brassée d’air.

Déliés les pieds, délié l’esprit,
libres, mains et regards :

alors, le deuil nocturne
est entamé par en bas.

Le dénuement

Écrire: se dénouer, se dénuer (viser au dénuement); non pas se dénuder; ce qui serait se donner en spectacle.

***

Écrire à la fois en état de naïveté (qui est l’état de celui qui vient de naître) et en état d’agonie (qui est l’état de celui qui, livrant son dernier combat, n’a plus rien à livrer que l’essentiel).

François DEBLUË, in Conférence n° 32, p. 18 et p.21

Une écriture asociale

Je rêve d’une écriture analytique, là encore sans trop savoir ce que j’entends au juste par là. Peut-être d’une écriture qui serait asociale – comme le rêve, comme l’analyse, comme la lecture, comme l’amour qui est aussi « vie secrète » – et trouverait dans les ressources du langage le pouvoir d’atteindre tout un chacun en ce qu’il a de plus intime et de plus étranger (heimlich, unheimlich) . A moins qu’il ne nous faille souscrire à cette formule, superbe et déroutante, de Pascal Quignard: « L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage. »

J.B. PONTALIS, Traversée des ombres, p. 80

 

Nous écrivons la nature

Cees NOOTEBOOM relate [dans Hôtel Nomade, p.105-121] sa rencontre avec Tim Robinson, mathématicien, cartographe, chroniqueur et peintre, qui a passé douze ans de sa vie dans les îles d’Aran 1, à répertorier les usages, les coutumes, les musiques, les saisons, les paysages, les sentiers, les rochers remarquables, les ruines, les églises magiques, le bruit de cailloux roulés de la langue gaélique, … 2 A la toute fin de ce petit récit, Nootebom cite Robinson. La citation est en tous points remarquable. Elle ouvre une perspective inaperçue sur notre rapport à la nature. Voyez plutôt.

La nature ne sait rien de nous et ne se préoccupe pas de nous. Ce luxe de métaphores que nous avons inventées pour les appliquer à la nature n’est ni plus ni moins qu’une tentative de communication avec la réalité non humaine, tentative vouée à l’échec. Le seul sens qui soit, c’est nous, tout ce que nous lisons dans la nature, c’est nous qui l’avons écrit, nous composons un écrit si grandiose et si polyphonique que, lorsque nous reconnaissons nos propres phrases, nous ne les reconnaissons pas comme écrites par nous.