La lectrice

Un lundi matin, à Lucca, en Toscane. La ville que je traverse, tôt le matin, déjà vivante mais encore vacante. Et puis la colline, abrupte, où sont les vignes, les oliveraies.

Enfin le retour, de nuit déjà, fatigué, épuisé par cette longue journée. Je suis à l’aéroport de Pise, j’attends l’annonce du vol, plongé dans la lecture de P.Bergounioux, Le premier mot, ce magnifique récit de l’origine du dire et de l’écrire. Soudain, je lève les yeux et le profil très doux mais presque inquisiteur d’une jeune fille vient se ficher dans mon champ de vision, avec ce qui pourrait ressembler à une certaine insistance, une manifestation volontaire. Elle a pour moi, subitement, une présence très forte. Elle est occupée à lire, complètement absorbée. Et elle lira, pendant tout le voyage, des choses sérieuses – de la psycho, de la philosophie.

J’ai noté ce jour-là qu’il y a des reconnaissances possibles entre des êtres qui partagent la même passion de connaître. Mais souvent les circonstances sont si peu propices et si étrangères à ce qui fait sans doute la richesse du monde intérieur qui nous habite et à ce qui ferait la magie d’une rencontre, qu’elles n’en offrent presque pas l’éventualité, sans risquer de les ramener à quelque chose de bien ordinaire. Ce que le mystère que je perçois n’autorise pas.
[30 octobre 2002]

Le son que personne d’autre n’entend

Dans les livres on lit que parfois, et à certaines périodes de l’année, par des mouvements spontanés, les étoiles, en s’approchant du soleil, dilatent leurs ceintures lumineuses. Aussi arrive-t-il qu’occupant un espace inhabituel et plus vaste, certaines d’entre elles se touchent et que le monde en résonne. Comme la clarine d’un troupeau qui marche et marche dans la nuit, jusqu’au fleuve; et à la naissance de l’aube, le son, en s’éloignant, se fait de plus en plus reculé, de plus en plus d’outre-tombe, et devient un son au-dedans de nous que personne d’autre n’entend.

Domenico REA, La fille de Casimiro Clarus

L’usage du monde

Voici les toutes dernières pages de L’usage du monde de Nicolas BOUVIER. Je suis profondément touché par Bouvier, et singulièrement par ce récit de voyage, d’un voyage fabuleux entre la Suisse et les frontières de l’Inde, par deux jeunes gens, partis à l’aventure, à une époque où l’on était libre de traverser les Balkans, la Turquie, l’Iran, vers l’Afghanistan et l’Inde. Cela n’allait pas sans risque ni sans difficulté, mais la croisière était possible. C’est un récit d’initiation et d’ouverture au monde. Je ne connais pas d’autre livre qu’il faudrait emmener en exil …

Ecoutez:

 

La bêtise

©PHOTOPQR/L’ALSACE/Thierry Gachon

 

 

 

 

 

Ecoutez ici Nancy Huston:

Le 30 mai 2005, Nancy Huston publiait ce texte, dans lequel elle demandait la libération de Florence Aubenas. Très beau texte, sur une thématique qui m’intéresse depuis longtemps. Je ne trouve rien de plus effrayant que la bêtise, quand on peut résister à tout, à la cruauté, à l’ignorance, à l’intolérance. Mais pas à la bêtise, à ce que Flaubert nommait « le front de boeuf de la bêtise. »

Il y a, par aillleurs, des textes magnifiques sur la bêtise, des pensées riches. Prenons simplement ceux-ci: Stiegler, Deleuze, et puis Bobin, pour le dernier mot.

Seule une lutte contre la bêtise imposée par le contrôle du temps de cerveau disponible, càd par le populisme industriel, constitue une véritable possibilité de « réenchanter le monde »: de le rendre désirable, et par là de rendre à la raison son sens premier de motif de vivre (…): la raison comme sens de l’existence (et en cela comme sens de l’orientation).

Bernard STIEGLER, Réenchanter le monde, notamment p. 17, dans le manifeste d’Ars Industrialis. Continuer la lecture de « La bêtise »