Le grand menteur

Jusqu’à présent, c’est comme si je n’avais pas eu le sens du mensonge. Mais je vais me mettre à mentir. Je crois que c’est très profitable à l’âme. Ils mentent tous autour de moi, très naturellement. (Enfant, j’ai menti. Nécessité momentanée, ça ne compte pas.)

Henri Michaux, Ecuador, p.49

J’ai longtemps été un lecteur assidu de Jean Giono. Je pense avoir collectionné tout ce qu’il a signé, à peu de choses près. J’aime chez lui cette habileté à nous mener à travers des récits elliptiques où les histoires familiales, les liens de parenté, les rancoeurs ancestrales comme les amours interdites, les itinérances à travers le haut pays provençal tissent de mystérieux entrelacs dans lesquels, délicieusement, il nous perd. J’aime tout particulièrement les soixante-dix pages du Bestiaire 1, où il est le plus merveilleux des menteurs. C’est là le plus grand recueil de mensonges et d’impostures – les Marginalia sont remplis de citations apocryphes, de pure imagination, mais géniales d’authenticité, à la marge, sur le fil, presque authentiques, avec juste ce qu’il faut pour instiller le doute, … et donner au lecteur un frisson délicieux devant tant de duplicité et de virtuosité à la fois, toutes deux nourries d’une profonde érudition doublée d’une insatiable imagination. Et j’aime à sentir, sous le mensonge, le plaisir évident dont Giono lui-même jouit à nous tromper … Sa propre jouissance étant sans aucun doute le moteur le plus puissant, comme on le sait.

Et Vassilis Alexakis lui aussi, dans un récent entretien, rappelle qu’il a toujours voulu, dès l’enfance, bien avant de se déterminer à être romancier, devenir celui qu’il nomme le grand menteur.

Le poteau d’angle

Jaccottet1J’ai noté, il y a bien des années déjà, ce très beau texte de Philippe JACCOTTET [extrait de Notes nocturnes]. Il éveille un écho: les Poteaux d’angle de Michaux. J’aime l’idée de ces piles sur lesquelles s’appuyer, de ces poteaux auxquels on s’adosse. Nos découvertes – de lecteurs, d’auditeurs, d’artistes – sont progressivement remplies de ces poteaux. Ils forment, petit à petit, une véritable forêt.

Adossé, vermoulu,
à ce pilier à peine moins précaire,

j’aimerais ne plus délivrer que des paroles
qui éparpillent les toits
(car même un toit de paille pèse trop
s’il vous sépare du rucher nocturne).

Des paroles pareilles
aux actes des fleurs, bleus ou rouges,
à leur parfum.

Je ne veux plus des labyrinthes,
même pas d’une porte :

juste un poteau d’angle
et une brassée d’air.

Déliés les pieds, délié l’esprit,
libres, mains et regards :

alors, le deuil nocturne
est entamé par en bas.

Mimétisme

Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme. Le camouflage en leur contraire sera le plus courant. C’est en effet par là, prétendant parler seulement au nom des autres, que le haineux pourra le mieux démoraliser, mater, paralyser. C’est de ce côté que tu devras t’attendre à le rencontrer.

Henri MICHAUX, Poteaux d’angle

L’éventail de la nature

Dans la vie d’un homme la quantité d’émotions assimilable par lui n’est pas infinie. Beaucoup même arrivent bientôt au bout. Plus grave, l’éventail de ce que tu peux ressentir n’a qu’une ouverture limitée. A grand-peine, avec de grands risques ou avec de la chance ou beaucoup de ruse, tu arriveras un peu plus quelquefois à l’ouvrir, quelque temps. Mais l’éventail de la nature est ainsi fait que, si tu n’y veilles constamment, il rétrécit bientôt sans cesse jusqu’à se fermer.

Henri MICHAUX, Poteaux d’angle, p.45

Ma note: Bien sûr, la pratique artistique accorde au praticien une forme de familiarité avec l’espace des émotions, qui peut apparaître, aux autres, comme un avantage, un don, ou plus simplement une expertise virtuose. Je pense surtout qu’elle maintient ouvert l’éventail, le plus largement et le plus longtemps possible. Ce ne sont ni ruse, ni chance, mais une attention constante, un éveil permanent.

Ma note 2: Ce petit recueil [Poteaux d’angle] est passionnant de bout en bout. A lire.

Ma note 3: Le poteau d’angle, c’est aussi celui de Philippe Jaccottet, dans un très beau texte [Notes nocturnes].