Un seul art

Difficile, pour un homme ordinaire, de pratiquer deux arts à la fois. Ils sont rares ceux qui ont pu développer deux pratiques artistiques, et ce n’est pas par hasard qu’on se souvient du violon de monsieur Ingres … Plus près de nous, une artiste qui me touche et dont j’admire le talent, Juliette Binoche, est à la fois comédienne, danseuse et peintre. Mais, à l’écouter et à la suivre, on comprend qu’en toutes choses elle a placé un travail considérable, avec une énergie et une détermination dont peu sont capables. En tout cas, pour un praticien amateur qui n’a pas la possibilité de se consacrer entièrement à son travail artistique parce qu’il exerce par ailleurs un métier1, une seule pratique artistique, c’est beaucoup.

C’est beaucoup, parce que l’engagement réel, approfondi, qui aboutit à une véritable maîtrise, requiert énormément d’énergie. Et, en tout premier lieu, une attention constante, une écoute et une ouverture à tout ce qui peut alimenter la pratique de cet art. Je m’oppose à ceux qui veulent faire croire que certaines pratiques sont plus faciles que d’autres et demandent donc beaucoup moins de travail. Il existe, dans le milieu choral français, une imposture assez répandue, qui voudrait faire croire que le chant choral est facile, sous prétexte que l’accès en est aisé: aucun instrument à acquérir; l’embarras du choix pour trouver un groupe qui vous accueille, quel que soit votre niveau de départ. Continuer la lecture de « Un seul art »

Le chemin

A l’origine, au début de la pratique, dans la plupart des cas, il n’y a pas de projet. Il y a l’occasion, la rencontre, le petit déclic qui vous poussent sur une voie plutôt que sur une autre, le choix d’une des nombreuses potentialités de la vie, que l’on exerce sans savoir, avant de réaliser qu’un autre choix eut été possible. Il n’y a donc pas de projet. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait, dans la perspective qui s’ouvre, de l’espoir.

L’espoir est comme ces chemins sur la terre : à l’origine il y avait pas de chemins; mais là où les gens passent sans cesse, un chemin naît. [Lu Xun, cité par Simon LEYS, Écrits sur la Chine, p. 720]

Le chemin, que l’on va tracer en le parcourant, se substitue au projet, il devient lui-même un projet. Guillevic a écrit : Il n’y a pas de chemin / Pour mener au chemin / Que l’on n’aurait qu’à suivre. Et Machado, dans ce célèbre poème : Caminante, no hay camino, se hace camino al andar.

Le chemin devient donc ce projet, le projet se construit peu à peu et se confond avec le chemin parcouru. Pourtant, un vrai projet prend forme, parfois en peu de temps, parfois après de longues années de pratique. Je sais que mon projet de direction de chœur, ma vision, tels qu’ils peuvent exister aujourd’hui et que je sois en mesure de les transmettre, ont mis plus de 10 ans avant de prendre une forme pérenne, complète.

Continuer la lecture de « Le chemin »

Un homme à part

Ernst JÜNGER écrivait: Je n’ai pas un grand talent d’écrivain, pas même un talent moyen, mais je suis un homme à part.  [Soixante-dix s’efface (1986-1990), p. 298]

Quel est l’homme qui ne serait pas « un homme à part » ? Au moins, n’est-ce pas le rôle du pédagogue de faire apparaître cette évidence pour chacun ? Même un talent moyen fait un homme à part !

Et pourtant [je notais ceci le 8 août 2004] seul celui qui en a la pleine conscience – cette conscience de l’étrangeté de son rapport au monde, de la singularité de ce rapport, peut déclarer : je suis un homme à part. J’ajoute aujourd’hui: sans doute est-ce l’enjeu de la pratique artistique que de rendre évidente la position, la posture d’homme à part.

Mais « à part » de quoi ? De qui ? Il faut creuser et développer cette intuition, d’évidence.

Approches

Comment la vie prépare à des choses qu’on ne réalisera jamais de toute la vie. C’est la chasse à l’impossible. Les organes s’y affinent, l’instrument s’y perfectionne d’une manière adaptée à des buts plus hauts. Les œuvres et les actes tombent de nous comme des pétales. Ils s’envolent avec le temps, pareils à des songes, mais ce qu’ils nous ont permis de saisir dans l’absolu devient alors visible dans le renflement du pistil.
La « vision » est semblable à un compas, à une équerre, que nous appliquons à la réalité et qui nous sert à la mesurer. A mesure que la vie s’écoule, la mesure devrait s’allonger, l’angle s’élargir. Lorsqu’il atteint cent quatre-vingt degrés, la droite, la station verticale est réalisée en esprit. En même temps, nous outrepassons l’angle qui peut encore permettre de mesurer les choses de la terre. En morale, aussi, les différences s’abolissent. La lumière et l’ombre deviennent jeux de la substance. Par quoi la vie terrestre serait accomplie, et gagné le point d’où l’on peut risquer le passage vers l’incommensurable.

Ernst JÜNGER, Graffiti, p. 131