La matière des livres

Des raisons impérieuses dictées par des dieux inconnus et changeants, des procédés, des diagonales et des agencements réglés par l’impatience et la rumination, des données et des événements sans consistance mais inducteurs d’émotions, des écarts et des ruptures, des surprises et des bouleversements, des fusées jaillies fortuitement, des éclairs aveuglants, des sauts dans le temps et dans l’espace, des dons du souvenir et du présent, et des retours de la joie, telle est la matière des livres.

Serge VELAY, Progrès en écriture assez lents, p. 107

Et puis, où ai-je lu et noté ceci ? Je ne m’en souviens plus. La citation est de KAFKA, du moins c’est ainsi qu’elle m’a été rapportée. Peu importe. Il y a dans cette image toute la solitude d’une enfance perdue.

Ces livres contre lesquels on se blottit.

Livres et bibliothèques

La revue Conférence présentait naguère (n°24, printemps 2007) quelques pages consacrées aux livres et à la lecture, avec des contributions de Giuseppe Pontiggia, Maurice Chappaz, François Debluë, Brian Stock.

Christophe Carraud a choisi, traduit et présenté les pages de Giuseppe Pontiggia sous le titre Livres et bibliothèques. Je ne peux que vous encourager à vous y plonger – voir le site de Conférence. L’accès à l’intégralité des textes exige de s’abonner, mais c’est une dépense largement compensée par un vrai bonheur de lecture. N’hésitez pas ! Pontiggia, écrivain, critique littéraire, admirable érudit est plein d’humour. Sa passion des livres est illustrée ici dans une suite jubilatoire de petits chapitres. Les intitulés en constituent le programme: Enfer et paradis de la librairie ancienne / Catalogues et vices / Sur l’achat des livres /  Voyages aux alentours / De la fureur d’avoir des livres et de les accumuler / Bibliothèques en flammes / « Lisez-vous un livre par an ? » / Le livre comme expérience / Hesse et la bibliothèque universelle / L’utile littéraire / Le chien et la tortue / L’utile pour le lecteur / Goûteurs de livres / Lecture créative / Auteur, lecteur et non lecteurs / La réception de la littérature / Entretien éclair / L’orgueil de l’ignorance / Sur la réanimation d’un vice / Un livre pour la nuit / L’exposition d’Isis / Lire.

Il y a là 50 pages de pure jouissance pour les amateurs de livres.

Par ailleurs, profitez-en pour explorer le site consacré à Pontiggia.

Le livre est une maison

Dans une émission récente – le 6 mai 2010, Geneviève Brisac présentait son dernier livre, Une année avec mon père. Elle a eu cette réflexion: le livre est comme une maison. Et ce n’était pas, dans son propos, simple métaphore. Elle évoquait directement le signe du V inversé, l’image du livre qu’on dépose, et qui figure – au sens propre – un toit. Comme le signe chinois.

J’ai trouvé la coïncidence assez belle: Mahmoud Darwich rappelle1 que le même mot arabe (bayt) désigne la maison et le vers du poème. Il est aussi intéressant de noter que la parenté – étymologique et symbolique, est attestée entre le tissu, le tressage et la maison. Le texte est, à proprement parler, un tissage, et donc – depuis des temps très anciens, apparenté à l’abri des hommes, la réservation physique de l’espace 2, l’enclos, le toit, la maison.

Il y aurait beaucoup à dire, ensuite, sur le livre-maison, le livre-cocon, celui qu’on réserve au compagnonnage nocturne, celui qui couvre le visage endormi, comme le couvercle des rêves… Et le livre, encore, comme tissage, entrelacs patient, élaboration de soi…

Signes et figures de papier

Un vrai livre affecte à quelque degré ce que nous pensons et, donc, ce que nous sommes. Il change, dans une certaine mesure, le monde qui consiste, en partie, dans l’idée qu’on s’en fait, soit qu’il l’orne et l’accroisse, soit qu’il en consomme la ruine. Mais ce désastre, cette perte, si on les surmonte, peuvent être tournés à profit, se muer en richesse et en joie. Nous étions inégaux à ce qu’il y a. Nous vivions de peu. Nous ne savions pas. Nous n’étions point autant qu’il est en nous, qu’il est permis de devenir. Lorsqu’on a contracté l’habitude de chercher son bien non pas seulement auprès des choses tangibles et des êtres de chair, mais parmi les signes et les figures de papier qui les escortent et les prolongent, les exaltent parfois, et parfois aussi, les effacent, on s’expose à vivre doublement et doublement, par suite, à pâtir.

Pierre BERGOUNIOUX, Un peu de bleu dans le paysage, pp. 59-60