Nos ruches vidées

Aujourd’hui, nous sommes en réalité pauvres par surabondance d’images et d’impressions. Nous avons éparpillé notre amour et l’avons ainsi mis à l’écart. Nous avons fait exactement le contraire de ce que font les abeilles. Nous avons dispersé le pollen sur des millions d’objets et, malgré la petite voix qui nous dit le contraire, nous espérons sans cesse qu’un jour nous aurons assez de temps pour remplir nos ruches vidées.

Boris PAHOR, Pèlerin parmi les ombres, p. 17

De l’air entre les mots

Lis grand-mère ! Lis pour moi !

Lire ! dit-elle. Tu es un grand garçon. Tu peux lire toi-même.

Je n’ai pas assez d’air, dis-je. Sans air, on ne peut pas lire. Il faut de l’air entre les mots, et même entre les lettres. Et les signes de ponctuation exigent d’énormes quantités d’air frais.

Je peux peut-être ouvrir la fenêtre ? dit grand-mère.

Ça ne servirait à rien, dis-je. L’air venu de l’infini là, du dehors, est le même que celui d’ici, dans la chambre.

Torgny Lindgren, Souvenirs, pp. 77-78

Nos promesses

En ce qui concerne le passé, nous ne pouvons nous fier qu’au souvenir, a dit l’éditeur.

Oui, ai-je dit. C’est un peu embêtant.

Embêtant ? a-t-il dit.

Il semble que nous ayons besoin de l’histoire, ai-je dit. De l’histoire et des récits. C’est pour cela que nous avons inventé la mémoire.

Non, a-t-il poursuivi, c’est pour cela que nous devons croire en la mémoire. Grâce à elle, nous pouvons rester fidèles au passé. Sans la mémoire, nous serions perpétuellement en train de trahir toutes nos promesses et de manquer à nos devoirs, nous renierions tout ce qu’un instant plus tôt nous tenions pour sacré, nous n’aurions aucune raison de prendre notre prochain dans nos bras. Nous ne saurions pas que la fleur s’appelle géranium. La mémoire est le ciment de nos fors intérieurs, sans mémoire nous éclaterions comme des capsules de graines desséchées.

Et qu’est-ce qui pourra donc germer en nous ? ai-je voulu savoir.

Rien, a dit l’éditeur.

Torgny Lindgren, Souvenirs, pp. 14-15

Le temps ajourné

Je découvre ce poème en ouvrant au hasard, le 9 février vers minuit, l’Anthologie bilingue de la poésie allemande (La Pléïade) que je serre précieusement dans ma bibliothèque depuis un an déjà. Il fait nuit noire sur le jardin, la tempête s’est calmée même si la pluie n’a pas cessé de la journée, et je suis frappé par l’éclairage puissant que les quelques mots de Ingeborg Bachmann projettent sur cette journée d’hiver.

Die gestundete Zeit Le temps ajourné
Ingeborg BACHMANN
 

Es kommen härtere Tage Des jours plus durs vont venir.
Die auf Widerruf gestundete Zeit Le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
Bald musst du den Schuh schnüren Bientôt tu devras lacer ta chaussure
und die Hunde zurückjagen in die Marschenhöfe. et repousser les chiens dans les fermes de la Marche.
Denn die Eingeweide der Fische Car les entrailles des poissons
sind kalt geworden im Wind. se sont refroidies dans le vent.
Ärmlich brennt das Licht der Lupinen. La lumière des lupins brûle chichement.
Dein Blick spurt im Nebel: Ton regard tient la trace dans le brouillard:
die auf Widerruf gestundete Zeit le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
   
Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand, Ta bien-aimée sur l’autre bord s’enfonce dans le sable,
er steigt um ihr wehendes Haar, il monte autour de ses cheveux mouvants,
er fällt ihr ins Wort, il lui coupe la parole
er befiehlt ihr zu schweigen, il lui ordonne de se taire,
er findet sie sterblich il la trouve mortelle
und willig dem Abschied et non réticente à l’adieu
nach jeder Umarmung. après chaque embrassement.
   
Sieh dich nicht um. Ne regarde pas autour de toi.
Schnür deinen Schuh. Lace ta chaussure.
Jag die Hunde zurück. Chasse les chiens.
Wirf die Fische ins Meer. Jette les poissons à la mer.
Lösch die Lupinen ! Éteins les lupins !
   
Es kommen härtere Tage. Des jours plus durs vont venir.