Le trou de mémoire originel

C’est par un énorme trou de mémoire que nous entamons notre route, l’enfance proprement dite ne commençant vraiment qu’au-delà, quand la surface d’inscription devient, et dès lors pour toujours, l’espace d’un dépôt continu.

Jean-Christophe BAILLY, Tuiles détachées, p.12

Une illusion

L’écriture naît d’une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d’écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps — comme un révélateur qu’on porte à température — elle devient réalité, j’écris et je m’ajuste aux exigences de l’écriture. L’écriture c’est mon théâtre et si je ne sais pas toujours comment la pièce commence, je sais par contre qu’elle finit bien. Chaque fois que je me laisse déranger, c’est comme si on rallumait dans la salle, comme si des spectateurs se levaient et partaient bruyamment avant que la moindre phrase d’un peu de portée et de poids ait été prononcé sur la scène. L’illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c’est un moteur parmi d’autres, c’est une variété roturière de l’acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports étroits entre l’illusion et l’édification de l’être, ceci permettant souvent cela.

Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein, p.18

Et le même, plus loin [p.120]:

Avez-vous vu un chirurgien mécher une plaie ? des mètres et des mètres de gaze souillée de pus avant d’arriver au sang frais. Il y a de ça dans l’écriture : une litanie qui peu à peu se débarrasse de tout ce qui n’est pas elle, un flot qui graduellement se purifie. accepter l’incohérence et l’hémorragie pour vider son être, le pacifier et entrer dans celui des autres.

Une stratégie de révolution graduelle: l’ikki

Nadine et Thierry RIBAULT1 rapportent qu’un de leurs correspondants, actif après Fukushima, revendique l’adoption d’une stratégie de la révolution graduelle. Notre lutte consiste à fabriquer notre propre espace autonome. L’ikki, c’est quelque chose comme ça, ce sont des actions persistantes menées sur le long terme (…).

Et l’anthropologue Masanori Oda: Contrairement à la révolution, l’ikki ne s’inscrit pas dans une grande histoire, mais dans une petite narration, une petite histoire. L’Égypte ou la France, ce sont de grandes histoires. Au Japon, nous n’avons jamais eu de révolution. La révolution nous est dictée ou montrée par les Occidentaux. A la place de ce type de révolution, nous sommes en mesure de créer cent ou mille ikki.

Cette stratégie de « la mort par mille entailles » (nashikuzushi no ikki) fait le pari que de multiples micro-transformations individuelles pourraient introduire des éléments d’irréversibilité susceptibles de modifier le système social existant.

Juliette, encore

En janvier 2010, Juliette Binoche était sur France Culture, dans une série d’entretiens qu’elle accordait à Jérôme Clément2. Je trouve toujours absolument remarquable la connaissance qu’elle a de son art, la compréhension de son métier. C’est une des artistes les plus intéressantes que je connaisse.

Dans le premier entretien – celui du 4 janvier, elle parle de la volonté, cette volonté de bien faire, … Elle dit: Cette volonté doit être cassée. Parce qu’on n’avance pas qu’avec la volonté, on avance aussi avec les laisser-faire, avec les arrêts, avec les brisures. Et là aussi, on a besoin de l’autre pour nous arrêter.

Et un peu plus loin: L’écoute, ce n’est pas une maîtrise. L’écoute de l’autre, c’est se laisser porter ; même s’il y a une négociation interne avec le désir qu’on a de soi et le désir de l’autre, mais cette négociation est magique quand il y a synergie, … qu’on ne sait plus qui crée quoi.