Le bon usage du monde

« Je veux m’en aller, loin », déclare Jacob à son vieux père. Et celui-ci, surpris: « Loin d’où ? » Il y a beaucoup d’arrière-pensée profonde dans la réponse interrogative du vieil homme: on n’est jamais loin de Dieu, si Dieu existe, on n’est jamais si loin qu’on voudrait du malheur, ou du chagrin qui sûrement existe, on n’est jamais loin de soi-même…

Cette phrase, je la note dans un ouvrage de Claude ROY, Le Bon Usage du Monde, publié en 1964 par les éditions Rencontre (Lausanne), dans la belle collection L’Atlas des voyages – qui demeure, près de 50 ans plus tard, une référence notamment par la qualité de l’iconographie réunie dans chacun des volumes.1 Je suis intrigué par la coïncidence: après plusieurs tentatives auprès d’éditeurs parisiens, c’est en 1963 que Nicolas BOUVIER a publié chez Droz (Genève) son magnifique récit, intitulé … L’Usage du monde. La similitude des titres est frappante. Est-elle due à ce hasard qui inscrit une forme dans un moment donné ? L’écho se complète pour moi, à partir de la citation de Roy [… on n’est jamais loin de soi-même…], dans celle de Bouvier (que je cite ici dans Vous détruire).

Lire à haute voix

J’ai noté un jour la leçon de G.STEINER [Errata, p.26] qui explique qu’aucun texte, même difficile, ne résiste à la lecture à haute voix.

Si je n’avais pas compris tel ou tel passage – les choix et les suggestions de mon père étaient à dessein destinés à me passer au-dessus de la tête – je devais lui en faire la lecture à haute voix. Souvent la voix éclaire un texte. Si le malentendu persistait, je devais copier de ma main le fragment en question. Sur quoi, il livrait généralement son filon.

L’injonction de la « copie à la main » éveille aussi cet écho:

Le copiste doit en effet être considéré avant tout comme un lecteur, et même comme l’unique vrai lecteur du texte, puisque la seule lecture qui conduise à une pleine appropriation du texte est l’acte de la copie; le seul moyen de s’approprier un texte consiste à le recopier. C’est pourquoi l’on ne copie pas n’importe quel texte. Et c’est également pourquoi la diffusion de la photocopie (…) s’est avérée constituer le principal obstacle à la lecture, le principal antidote contre la lecture. Avec les photocopies, nous sommes malheureusement devenus de simples lecteurs potentiels: nous savons que nous pourrons lire n’importe quand ce que nous avons reproduit en un instant, de manière fulgurante (…).

Luciano CANFORA, Le copiste comme auteur, in Conférence n°13, p.215 ss

J’ajouterais cependant qu’à l’inverse, un texte mal écrit, creux, inintéressant, ne résiste pas longtemps à la lecture à haute voix, encore moins à la copie.

Un engagement politique

Depuis longtemps, j’ai acquis la conviction et j’ai vu se confirmer que la pratique artistique, singulièrement la pratique musicale collective, est une forme d’engagement politique, bien au-delà d’une simple acquisition technique dans le développement d’une virtuosité personnelle.

Engagement politique ? vraiment ? J’ai pu penser qu’il s’agissait d’abord d’un engagement éthique, mais je persiste aujourd’hui à le voir comme un véritable engagement politique, au sens du vivre ensemble. A.Negri disait que c’est l’action qui constitue le commun. La musique d’ensemble, en commun, a donc un rôle à jouer, un rôle politique et social. Elle est le témoignage actif de notre capacité à « sortir du cadre », à vivre une expérience qui ne peut être que collective, à toucher une dimension unique de notre humanité. Elle est la manifestation de notre façon de vivre ensemble, de créer du lien, d’établir et de conforter le sens – comme direction et signification.

Je revendique un parti pris. Continuer la lecture de « Un engagement politique »

Accompagner le son

Souvent, pour obtenir la souplesse du déroulé, le soutien d’une phrase, en évitant toute crispation, j’ai utilisé – pour moi, ou suggéré – pour les chanteurs, un geste.

C’est un geste d’accompagnement, de sollicitude : on tend le bras, la main, on tourne le haut du corps, comme pour accompagner une personne, la guider avec courtoisie, avec la précaution dont on peut entourer une personne âgée ou affaiblie. Mais c’est la phrase musicale qu’on incarne ainsi et qu’on guide, à côté de soi, à qui l’on ouvre le passage, …

L’essentiel, c’est que ce geste figure explicitement le déroulé de la phrase musicale en dehors de soi-même, l’objective totalement et, en même temps, nous y attache dans un geste de précaution attentive. La posture est, immédiatement, celle du lâcher-prise.

Je vois aussi dans ce geste la figure du danseur, dans un pas de deux dont la/le partenaire serait la phrase musicale. Les chanteurs s’y trouvent dans un rapport souple de distance et d’accompagnement qui s’avère extrêmement efficace pour la qualité de l’émission vocale et pour la musicalité de l’ensemble.