L’idiome fondamental

L’écriture constitue un cas à part, une technique particulière dans un ensemble sémiotique largement oral. (…) Mais nous ne connaissons aucune population sur cette planète, qui ignore la musique. (…) Elle est l’idiome fondamental de la communication de la sensibilité et du sens.

George STEINER, Les Logocrates

S’il nous arrive de parler au monde, le monde nous parle-t-il et s’il parle, parle-t-il de nous ?

Jacques LACARRIERE, Sourates

Lire à haute voix

J’ai noté un jour la leçon de G.STEINER [Errata, p.26] qui explique qu’aucun texte, même difficile, ne résiste à la lecture à haute voix.

Si je n’avais pas compris tel ou tel passage – les choix et les suggestions de mon père étaient à dessein destinés à me passer au-dessus de la tête – je devais lui en faire la lecture à haute voix. Souvent la voix éclaire un texte. Si le malentendu persistait, je devais copier de ma main le fragment en question. Sur quoi, il livrait généralement son filon.

L’injonction de la « copie à la main » éveille aussi cet écho:

Le copiste doit en effet être considéré avant tout comme un lecteur, et même comme l’unique vrai lecteur du texte, puisque la seule lecture qui conduise à une pleine appropriation du texte est l’acte de la copie; le seul moyen de s’approprier un texte consiste à le recopier. C’est pourquoi l’on ne copie pas n’importe quel texte. Et c’est également pourquoi la diffusion de la photocopie (…) s’est avérée constituer le principal obstacle à la lecture, le principal antidote contre la lecture. Avec les photocopies, nous sommes malheureusement devenus de simples lecteurs potentiels: nous savons que nous pourrons lire n’importe quand ce que nous avons reproduit en un instant, de manière fulgurante (…).

Luciano CANFORA, Le copiste comme auteur, in Conférence n°13, p.215 ss

J’ajouterais cependant qu’à l’inverse, un texte mal écrit, creux, inintéressant, ne résiste pas longtemps à la lecture à haute voix, encore moins à la copie.

Un acte de création

L’acte de lecture est un acte fort de création, qui sollicite immédiatement et sans désemparer, l’imaginaire, le rêve,… Alors que le jeu multimédia, à l’instar de la télévision, ouvre sur un espace virtuel préformaté. Cet acte de création individuelle est un acte de liberté. Georges Steiner, dans sa conférence à l’ULB (Bruxelles, le 8 novembre 2004) positionne la liberté créative du lecteur contre la servitude de la reproduction stérile des langages formatés. Mais il est clair que cet espace individuel de liberté peut être ressenti comme risqué (par les sujets), comme dangereux (par le politique). Le trop célèbre et grotesque épisode dit « de la Princesse de Clèves » n’en est qu’une nouvelle illustration.

Michèle PETIT, dans son très bel Eloge de la lecture  [La construction de soi], 2002, l’exprime en d’autres mots:

Nous avons besoin du lointain. Quand nous grandissons dans des univers confinés, ces fugues peuvent être vitales. Et pour tout un chacun, elles étayent l’élaboration de l’intériorité et la possibilité même de la pensée. Comme disait Montaigne, « nous pensons toujours ailleurs ». L’agrandissement de l’espace extérieur permet un agrandissement de l’espace intérieur. Sans cette rêverie qui est fuite du proche, dans des ailleurs illimités dont la destination est incertaine, il n’est pas de pensée.

Dissolution du sens ?

C’est toujours le ténébreux ressac des flots de la musique, plus ancienne que la parole et par cela pré humaine, qui menace – comme la marée descendante, d’emporter le ratio, la pensée qui cherche à s’agripper à la lumière. D’où dans chaque mise en musique d’un texte, la possibilité d’une dissolution nocturne, d’un retour au son pur et vide, la potentialité de l’évacuation du sens (la musique refusant toute paraphrase) – de ce sens dans lequel Adorno situe la spécificité même de l’humain.

George STEINER, Les Logocrates, p.57-58