Voir le monde qui nous entoure

La vie intérieure est souvent stupide. Son égoïsme l’aveugle et la rend sourde; son imagination, fascinée, tisse d’ignorantes fables. Elle se dit que le vent d’ouest souffle sur elle, que les feuilles tombent à ses pieds pour des raisons bien particulières, que tous ont les yeux fixés sur elle. L’esprit risque l’ignorance totale parce qu’il veut parfois, piètre récompense, enrichir l’imagination. Ce que la raison doit faire, c’est forcer l’imagination à voir le monde qui nous entoure – ne serait-ce que de temps à autre.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p.36

Inventer de nouveaux récits

Par analogie avec le travail des chercheurs et des philosophes (voir à ce sujet le très riche ouvrage dirigé par Emilie Hache, De l’univers clos au monde infini), je note que les artistes sont dans la nécessité d’inventer aujourd’hui de nouveaux récits. C’est aussi la découverte que j’ai renouvelée récemment en travaillant avec Th.Heynderickx et Martha Rodezno.

Les mots d’Emilie Hache font sens pour un musicien, pour un danseur:

Quels mythes font aujourd’hui tenir le monde face à la possibilité de son démembrement ? (…) Il faut renouveler nos modes de perception, notre sensibilité; pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver.

Le récit, comme puissance d’affecter et de transformer. [je souligne]
Les récits nous font littéralement tenir debout.

(…) il importe de dramatiser ce changement d’une façon qui tienne compte du passé, c’est-à-dire des situations existantes de destruction et de perte… [par analogie encore, le bouleversement de la dramatisation fondée sur notre imaginaire et sur les impulsions du corps en mouvement].

(…) il faut multiplier les zones de contact avec d’autres manières de sentir et de penser. [précisément, dans la pratique artistique, ce n’est pas métaphorique. Le fait que ce ne le soit pas, est essentiel]

(…) ce qui se fait défie toute appropriation.

Un acte de création

L’acte de lecture est un acte fort de création, qui sollicite immédiatement et sans désemparer, l’imaginaire, le rêve,… Alors que le jeu multimédia, à l’instar de la télévision, ouvre sur un espace virtuel préformaté. Cet acte de création individuelle est un acte de liberté. Georges Steiner, dans sa conférence à l’ULB (Bruxelles, le 8 novembre 2004) positionne la liberté créative du lecteur contre la servitude de la reproduction stérile des langages formatés. Mais il est clair que cet espace individuel de liberté peut être ressenti comme risqué (par les sujets), comme dangereux (par le politique). Le trop célèbre et grotesque épisode dit « de la Princesse de Clèves » n’en est qu’une nouvelle illustration.

Michèle PETIT, dans son très bel Eloge de la lecture  [La construction de soi], 2002, l’exprime en d’autres mots:

Nous avons besoin du lointain. Quand nous grandissons dans des univers confinés, ces fugues peuvent être vitales. Et pour tout un chacun, elles étayent l’élaboration de l’intériorité et la possibilité même de la pensée. Comme disait Montaigne, « nous pensons toujours ailleurs ». L’agrandissement de l’espace extérieur permet un agrandissement de l’espace intérieur. Sans cette rêverie qui est fuite du proche, dans des ailleurs illimités dont la destination est incertaine, il n’est pas de pensée.