Le chemin

A l’origine, au début de la pratique, dans la plupart des cas, il n’y a pas de projet. Il y a l’occasion, la rencontre, le petit déclic qui vous poussent sur une voie plutôt que sur une autre, le choix d’une des nombreuses potentialités de la vie, que l’on exerce sans savoir, avant de réaliser qu’un autre choix eut été possible. Il n’y a donc pas de projet. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait, dans la perspective qui s’ouvre, de l’espoir.

L’espoir est comme ces chemins sur la terre : à l’origine il y avait pas de chemins; mais là où les gens passent sans cesse, un chemin naît. [Lu Xun, cité par Simon LEYS, Écrits sur la Chine, p. 720]

Le chemin, que l’on va tracer en le parcourant, se substitue au projet, il devient lui-même un projet. Guillevic a écrit : Il n’y a pas de chemin / Pour mener au chemin / Que l’on n’aurait qu’à suivre. Et Machado, dans ce célèbre poème : Caminante, no hay camino, se hace camino al andar.

Le chemin devient donc ce projet, le projet se construit peu à peu et se confond avec le chemin parcouru. Pourtant, un vrai projet prend forme, parfois en peu de temps, parfois après de longues années de pratique. Je sais que mon projet de direction de chœur, ma vision, tels qu’ils peuvent exister aujourd’hui et que je sois en mesure de les transmettre, ont mis plus de 10 ans avant de prendre une forme pérenne, complète.

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Une exigence

Elle est belle, la vision de Cristina CAMPO, tout entière inspirée par Simone WEIL (La Pesanteur et la Grâce, les Cahiers). Dans son introduction aux lettres de C.Campo à R.Fasani (Conférence, n°32, p.151), Christophe Carraud rappelle comment l’écrivain ne pouvait trouver au fondement de la pratique de l’art qu’une exigence de beauté, d’attention et de responsabilité.

En écho, je note encore:

L’art transforme la pensée en rendant chacun conscient de son pouvoir créateur et permet de renouer avec l’exigence subjective universelle d’être et de s’affirmer par et pour soi-même, d’inscrire son être propre dans le monde naturel et humain, ce que ne permet ni la science ni la technique, ni le travail, rivés à l’universel abstrait ; l’art nous procure la joie de produire et de ressentir ce qui est le plus intime: l’amour de la vie et de sa mouvance inventive, le sens de l’universelle originalité du désir vécu de la liberté concrète. Ainsi, l’art défonctionnalise la vie et nous met en demeure de la changer pour en faire une source inépuisable de création et d’échanges sensuels, affectifs et intellectuels non utilitaires avec les autres et la nature.

Ainsi, les corps symboliques que crée l’artiste nous rappellent à la richesse de notre expérience la plus profonde: celle de notre sensibilité à la recherche infinie des significations les plus contradictoires de notre expérience intime, car c’est par cette recherche que ces contradictions adviennent au sens, c’est à dire à l’unité interrogative de la conscience de soi. En cela le plaisir esthétique est de reconnaissance ; encore faut-il pour l’éprouver ne pas avoir perdu le goût de la liberté, ce que la réalité triviale de la vie sociale s’emploie à faire tous les jours.

[Sylvain REBOUL, le 30/05/92]

Parlons sérieusement

J’emprunte à Jean SUR: Tout le monde sait qu’il faudrait commencer à parler sérieusement et que personne ne voudra le faire. Il ajoute, plus loin – ou ailleurs: Les intuitions fortes s’expriment rarement de façon paisible …

J’aime considérer que, bien en amont des techniques, des méthodes, du temps, … il faut vouloir chercher ce qui fonde la pratique, vraiment. Pour moi, ce qui est premier : la posture du musicien, de l’artiste. La « culture » de ce type de pratique est bien moins développée en France, par arrogance imbécile, que dans d’autres pays, où la pratique musicale est infiniment mieux reconnue, … La démonstration (extrême, je vous le concède) en est faite ici.

Je revendique donc de prendre notre pratique artistique au sérieux.

Depuis des années, je ne veux plus travailler qu’avec des gens qui prennent au sérieux leur pratique musicale, qui la reconnaissent pleinement pour ce qu’elle est, qui apprennent donc à la connaître, qui en acceptent les contraintes, … avec soin, avec modestie, avec attention, avec dévouement, avec patience, avec la volonté de grandir, avec la folie de qui s’attaque à un projet jamais fini, jamais achevé, … Ce que je considère comme la posture de l’artiste véritable.

Si l’artiste véritable paraît distrait, c’est qu’il est concentré: tout entier tourné vers ce centre vers quoi il ne cesse de se diriger, vers ce centre où il parvient à se tenir parfois, mais vers lequel il doit sans cesse faire effort pour retourner parce que ce centre, sans cesse, se dérobe.

François DEBLUË, in Conférence n° 32, p. 20

Un homme à part

Ernst JÜNGER écrivait: Je n’ai pas un grand talent d’écrivain, pas même un talent moyen, mais je suis un homme à part.  [Soixante-dix s’efface (1986-1990), p. 298]

Quel est l’homme qui ne serait pas « un homme à part » ? Au moins, n’est-ce pas le rôle du pédagogue de faire apparaître cette évidence pour chacun ? Même un talent moyen fait un homme à part !

Et pourtant [je notais ceci le 8 août 2004] seul celui qui en a la pleine conscience – cette conscience de l’étrangeté de son rapport au monde, de la singularité de ce rapport, peut déclarer : je suis un homme à part. J’ajoute aujourd’hui: sans doute est-ce l’enjeu de la pratique artistique que de rendre évidente la position, la posture d’homme à part.

Mais « à part » de quoi ? De qui ? Il faut creuser et développer cette intuition, d’évidence.